Intervention au colloque Architecture évolutive/Réversible de l’école d’architecture de Rennes des 7 et 8 février 2020.
Résumé
La prise en compte des rythmes sociaux et environnementaux sur les littoraux urbanisés pourrait ouvrir un nouveau champ d’action en architecture. Il s’agit ici de repenser l’urbanisme littoral à partir des usages en questionnant les notions de permanence architecturale, de détermination programmatique, d’adaptation et de réversibilité. Pour ce faire, nous partons de trois situations explicitées par des exemples : 1- la permanence indéterminée, 2- la fluctuation rythmique et 3- l’accident irréversible. Le croisement de ces trois situations permet d’en déduire une dernière : 4- des « formes relationnelles » qui peut être comprise comme l’extension de la dimension architecturale à l’échelle des systèmes rythmiques que nous rencontrons sur le littoral urbanisé.
Mots-clés
Architecture, littoral, patrimoine, adaptation, rythme
La conception architecturale peine à intégrer les rythmes de vie. Certaines collectivités territoriales françaises ont mis en place des politiques temporelles efficientes pour les usages sociaux dans l’accès aux services publics ou en matière de mobilité mais l’architecture reste étrangement absente de ce questionnement, et ce malgré une ambition actuelle dans l’architecture évolutive, voire réversible, comme dans le cas des tours réversibles Black Swan à Strasbourg (2017) ou du pôle éducatif Molière aux Mureaux (2014) prétendant perdurer au-delà de leur programme initial par grande transformation prévisible ou mutualisation des équipements. Pourtant, ces projets concrets paraissent conceptuellement fades par rapport aux exubérantes propositions des décennies 1960-70 avec Instant City du groupe Archigram, Fun palace de Cedric Price ou encore Collage City de Colin Rowe et Fred Koetter.
Pour aborder l’intégration des rythmes dans l’architecture, voici alors quelques constats d’un praticien travaillant sur un littoral urbanisé, celui de la Charente-Maritime : La description de trois situations construites de bord de mer, présentant « des architectures sans architecte », permet d’en déduire une quatrième, par association des trois précédentes, qui éclaire ce sujet.
L’architecte des bâtiments de France que je suis travaille à la fois sur des ensembles urbains protégés et sur du patrimoine bâti. Or, souvent l’étude des plans de ces bâtiments anciens frappe par l’indétermination programmatique de leurs espaces. De nombreuses pièces n’y sont pas nommées et leur caractère répétitif peut laisser à penser à une vacance de programme. Prenons l’exemple du Fort Boyard dans la Mer des pertuis (Charente-Maritime) qui est pourtant un bâtiment de l’époque moderne (conçu au XVIIIe s. et construit au cours du XIXe s.). Sa forme géométrique abstraite (deux corps parallèles reliés par des musoirs) abrite des petites cellules initialement prévues pour des pièces d’artillerie mais sans réel raisonnement poliorcétique. Ce dispositif sériel n’aura jamais réellement servi comme élément de fortification mais tout d’abord en prison, ensuite en vague fortin et aujourd’hui il accueille un jeu télévisé populaire. Une certaine indétermination spatiale des espaces intérieurs aura permis d’accueillir ces diverses fonctions dont l’imprévisible jeu.
Les études historiques montrent que le patrimoine monumental bâti se révèle étonnamment adaptatif avec des programmes qui se succèdent à fil des époques avec des modifications architecturales souvent sommaires par rapport aux bouleversements programmatiques. L’autre trait d’un monument est naturellement sa permanence qui aujourd’hui est renforcée par les politiques de protection et de conservation. Si beaucoup de monuments ont disparu (irrémédiablement dénaturés ou détruits), une forme de survivance monumentale peut surprendre même durant les périodes historiques les plus troublées. D’anastylose en transformation, les monuments perdurent et il faut comprendre que leur permanence n’est due qu’à un entretien régulier et des campagnes de travaux importantes sans lesquelles ils seraient tombés en ruine.
On retiendra de cette première situation la permanence du monument parfois renouvelée par la reconstruction mais aussi une ouverture programmatique aidée en cela par une forme d’indétermination.
La seconde situation abordée est celle du paysage balnéaire tel que nous le fréquentons en hiver avec des logements inoccupés, les volets clos et les commerces fermés. Cette situation est en réel contraste avec l’exubérance balnéaire estivale où la plage s’anime au rythme des marées, où le front de mer monte en intensité au fil de la journée et les immeubles soudain s’animent. Les rythmes se ressentent particulièrement sur le littoral urbain, certainement plus qu’ailleurs. Ils s’enchevêtrent même entre le rythme quotidien des marées, celui de la semaine et la saisonnalité. Or cette fluctuation rythmique rend particulièrement flagrant la spécialisation des lieux. Les maisons et appartements de vacances vivent au rythme des beaux jours et du calendrier scolaire. On remarquera que ces résidences dîtes secondaires peuvent représenter jusqu’à 80 % du parc immobilier littoral (c’est le cas à l’extrémité de l’Île de Ré d’après la base FILOCOM) pour un usage qui souvent ne dépasse pas quelques semaines dans l’année. Il en va de même pour les commerces et les activités de bord de mer.
Cette spécialisation produit arithmétiquement un stock immobilier au faible taux d’occupation. La situation devient problématique lorsqu’il s’agit de maintenir du logement à l’année pour une communauté locale dont l’activité économique serait moins dépendante du tourisme. Les documents locaux de planification (PLU et SCoT) s’y cassent d’ailleurs les dents. De manière plus générale, cette spécialisation semble peu adaptable aux évolutions contemporaines car la société évolue vite. La croissance des jeunes retraités actifs qui désirent résider au bord de mer à l’année bouleverse aujourd’hui la donne. Certains services, y compris de santé, sont inexistants en hiver. L’évolution du climat avec le renforcement des phénomènes de tempête ou des épisodes de fortes chaleurs va aussi influencer ces mêmes rythmes sociaux.
La variation des rythmes de vie est prise en compte depuis les années 1970 en géographie humaine et en sociologie avec les travaux de Torsten Hägerstrand sur la Time Geography (1970) ou ceux de Kevin Lynch (1971) complétés par ceux de Henry Lefebvre (1992). Cette école de pensée se rattache à la phénoménologie de Martin Heidegger (« Être et Temps », 1927) et de Maurice Merleau-Ponty (« La Phénoménologie de la perception », 1945). En se centrant sur la perception de l’individu et ses déplacements quotidiens, une nouvelle spatialité se révèle au regard et avec elle une autre manière de voir l’usage des constructions. Pourtant le chrono-aménagement, né des politiques temporelles en France – porté par des collectivités comme le Grand Lyon ou la métropole de Rennes-, est une discipline qui peine à émerger.
On retiendra de cette seconde situation la nécessité de prendre en compte les rythmes sociaux dans l’aménagement tout en notant que la spécialisation est souvent source d’une détermination dont l’adaptabilité peut être questionnée.
La dernière situation fait face à la finitude. Voici 10 ans exactement, la tempête Xynthia frappait le littoral atlantique français et provoquait des pertes humaines dues à une urbanisation mal contrôlée. Dans les zones de solidarité fortement touchées par l’évènement climatique, l’État français a imposé la déconstruction des habitations pour limiter la vulnérabilité littorale. Or, les dernières projections de l’élévation du niveau des mers effectuées par l’organisation indépendante Climate Central (2019) ont montré que 300 millions de personnes à travers le monde pourraient affronter des inondations ou submersions une fois par an d’ici à 2050. Les côtes françaises ne seront pas épargnées malgré une politique très volontariste de défense des côtes. Les risques et phénomènes naturels varient ici de la submersion par voie de mer pour les côtes les plus basses, l’inondation par les cours d’eau côtiers ou encore l’érosion des dunes et des falaises. En parallèle, la balnéarisation et son imprenable « vue sur la mer » ont considérablement renforcé la vulnérabilité urbaine et déjà, plusieurs sites menacent de partir à la mer comme l’emblématique immeuble Signal de Soulac-sur-Mer. Il faudra s’attendre à des catastrophes dans les prochaines décennies ou bien anticiper dès maintenant la déconstruction et l’éventuelle relocalisation des biens.
« Accidents are already in every building – it is just that we may choose to not see them » (Adrian Forty, 2019) : la catastrophe qui conduit à la destruction d’une construction peut venir de la guerre, d’un risque naturel ou d’un accident technologique. Le philosophe Paul Virilio a fondé une partie de son approche « révélationnaire » sur la finitude, nous enjoignant à regarder la fin irréversible pour mieux penser le début de toute chose. Le principe consistant à « partir de la fin » rappelle ce qui se pratique en matière d’analyse de cycle de vie et de backcasting. Cette dernière méthode se distingue donc de la prospective (forecasting) qui projette dans l’avenir les tendances du passé. Elle se définit selon son inventeur, John B. Robinson (1990) comme une méthode orientée vers le design qui fonctionne « en partant d’un point final déterminé vers le présent afin de déterminer les mesures politiques qui seraient nécessaires pour atteindre ce point ». Le backcasting s’emploie pour atteindre un but voulu, fut-ce l’évitement d’une catastrophe en réorientant les décisions à différents moments. Déjà, des constructions temporaires sont imaginées sur les falaises d’Ault en anticipation de l’érosion galopante. La proposition de loi « Adaptation du littoral au changement climatique » (abandonnée en 2018) prévoyait des outils juridiques novateurs comme les zones d’activité résiliente et temporaire (ZART), une manière de prévoir « la fin de partie » des zones urbaines les plus vulnérables. Cette disposition sera bientôt reprise avec un nouveau permis de construire autorisant « des constructions non pérennes et démontables » dans des zones dites de transition.
Ce n’est donc plus ici la réversibilité programmatique qui est en jeu mais bien celle de l’existence même de l’architecture qui doit restituer le site tel qu’il était avant l’édification. Ce type de réversibilité doit s’envisager dans ces cas précis, à forte vulnérabilité, et la conception architecturale s’en trouve irrémédiablement changée. Elle appelle dès lors des logiques anticipées de démontage, de recyclage ou de réemploi.
Ayant observé les situations une à une, il s’agit maintenant de les croiser.
La durée de vie d’une architecture doit être interrogée. Pourtant, nous peinons à percevoir ce rapport d’échelle car la matière même du temps a changé au cours du XXe siècle. Les régimes spatio-temporels des milieux urbanisés ont été perturbés du fait de la désynchronisation des structures temporelles tant individuelles que collectives comme l’a démontré le sociologue Hartmut Rosa. L’accélération généralisée mise en lumière par Paul Virilio a bouleversé les rapports d’échelle temporelle avec l’avènement de la vitesse instantanée et a considérablement réduit l’horizon temporel de nos projections. Si aujourd’hui le GIEC propose des projections climatiques à 2100, quelles sont les politiques publiques qui y tendent réellement ? Elles se limitent pour la plupart à un court-termisme justifié par un environnement incertain. Dès lors, comment construire dans l’incertitude ?
Posons que certaines architectures sont faites pour demeurer tandis que d’autres doivent être pensées dans leur réversibilité. Remarquons au passage que l’industrie aborde la question sans complexe en concevant des bâtiments à la durée de vie déterminée relative à une production spécifique qui s’accompagne de plus d’une forte flexibilité dans l’adaptation des flux. J’observe déjà cette situation avec l’entreprise aéronautique Stelia Aerospace à Rochefort-sur-Mer qui construit des bâtiments industriels à durée de vie courte (parfois moins d’une décennie).
Alors que l’incertitude grandit sur ce que sera demain – incertitude complexe sous-tendue par les tensions sociopolitiques et la crise environnementale – il convient de se demander si la surspécialisation de nos environnements bâtis ne se fait pas obstacle à elle-même ? Peut-on revenir à l’indétermination passée alors que les dispositifs techniques et les dispositions normatives nous poussent à la spécialisation ? L’engouement actuel pour les tiers lieux capables d’accueillir des activités variées doit nous mettre sur la voie et nous avons certainement plus besoin de flexibilité que d’indétermination.
L’observation des modes de vie doit nous conduire à une rythmanalyse qui serait plus centrée sur l’activité que sur les lieux ; ces derniers devenant des supports à la manière dont les structuralistes du groupe Team X (Aldo Van Eyck en particulier) envisageaient l’architecture. L’analyse des rythmes quotidiens et leur intégration dans le cadre bâti pourraient définir, pour chaque contexte, un agenda des usages. Pour illustrer ce propos, observons que les établissements scolaires (écoles, collèges et lycées) sont vides au moment même où la pression estivale s’applique fortement sur une frange littorale parfois si étroite. Ne pourrions-nous pas imaginer de mutualiser certains équipements littoraux en foisonnant les usages locaux et balnéaires ? Il réside ici une économie flagrante d’espace et une ambition de prise en compte des rythmes qui seraient amenés à repenser l’architecture. Une expérience, bien que modeste, est en cours sur l’Île-d’Aix pour transformer un ancien centre de vacances en lieu d’accueil à l’année avec des formations hors saison et l’hébergement des travailleurs saisonniers l’été.
Le rapport d’échelle temporelle entre les cycles courts du quotidien et le cycle de vie des constructions empêche souvent de les appréhender simultanément. Le rapprochement devient intéressant lorsque nous en venons à considérer des ensembles urbains plus que des objets. En revenant à l’approche de la Time Geography centrée sur l’individu, nous observons que la mobilité quotidienne de chacun forme un système de lieux fréquentés. Ramenée à une population, la Time Geography décrit un enchevêtrement de systèmes individuels qui forment un système complexe. À nous de savoir identifier les ensembles continus ou discontinus qui forment des systèmes pertinents.
Nous devons changer notre manière de voir l’architecture en favorisant son caractère associatif. Loin du discours dominant qui privilégie l’objet isolé, nous devons rechercher la musicalité et le biorythme des milieux habités. Plus que de rendre souples ou adaptables des programmes isolés, c’est dans un travail fin sur les relations de mitoyenneté, de combinaison et d’association entre les éléments que se trouve la solution. Ce travail sur la relation et sur la combinaison des processus peut se comprendre comme la résonance développée par Hartmut Rosa. À côté de l’architecture de l’espace se déploie dès lors une architecture du temps.
En suivant les rivages urbanisés, nous ressentons fortement l’influence des cycles et des rythmes. Or, nous sommes loin de les appréhender ainsi en architecture. L’invention de la phénoménologie au début du XXe siècle (Husserl, Heidegger), les utopies architecturales des décennies 1960 et 1970 (Archigram et autres), les inventions de la Time Geography (Hägerstrand) et de la dromologie (Virilio) à cette même période, la reprise de la rythmanalyse dans les années 1990 (Lebfèvre) où encore la démonstration de la primauté de l’accélération au début du XXIe s. (Rosa) ne forment pas une école mais plutôt un faisceau d’orientations pour penser le temps. Les origines intellectuelles et géographiques variées de ces pensées ne doivent pas nous faire oublier que des conceptualisations du temps vécu auront traversé le siècle dernier. Pourtant, elles n’auront que peu influencées nos pratiques en matière de conception architecturale et de planification urbaine.
Nous pourrions pourtant reprendre le chemin de la théorie métaboliste japonaise qui se définit comme un processus régénératif entre architecture et planification urbaine où les choses sont considérées comme des formes en perpétuelle évolution dans le temps : « La théorie métaboliste est basée sur deux principes : la diachronie ou la symbiose des différentes périodes de temps […] L’objectif principal du mouvement métaboliste était de présenter ce processus de régénération dans l’architecture et l’urbanisme avec la conviction qu’une œuvre d’architecture ne doit pas être gelée une fois terminée » (Kurokawa, 1992, p. 1). En opposition à la planification statique, les métabolistes proposaient de passer du master plan au master program pour lequel différentes voies sont possibles pour atteindre ses objectifs. L’architecte japonais Fumihiko Maki avançait l’existence de master forms, qui sont au temps ce que les constructions sont à l’espace.
L’urgence environnementale bouleverse nos habitudes. À la suite du « Manifeste accélérationniste » de Nick Srnicek et Alex Williams, il nous revient d’accélérer nos modes de pensée pour créer de nouvelles infrastructures d’action propices à « libérer nos horizons en les ouvrant vers les possibilités universelles du Dehors ». Nous devons rapidement inventer le cadre d’une Deep Adaptation, pour reprendre les termes de Jem Bendell, qui soit résiliente, créative et qui réponde à la non-linéarité des phénomènes à l’œuvre. Il faut dès lors ouvrir l’architecture à une dimension relationnelle et l’inscrire dans le temps. Face aux effets du changement climatique, l’architecte doit dès lors modifier ses modes de conception pour participer à l’adaptation profonde du littoral urbanisé en révélant le caractère relationnel de l’architecture.
Dameron C. dir., 2017, Prendre en compte le temps dans l’aménagement, guide pratique, Rennes, Tempo territorial.
Deville P., 2014, Dynamic population mapping using mobile phone data, Proc Natl Acad Sci USA, également sur le site de l’Université de Lorraine Première cartographie dynamique de la population à l’échelle nationale à partir de données de téléphonie mobile.
Forty A., 2019, Structural failure : accidents waiting to happen, Architectural Review, Issue 1458, February 2019.
Kurokawa K., 1992, From metabolism to symbioses, Londres, London Academy Editions.
Lefebvre H., 2019 , Éléments de rythmanalyse : Introduction à la connaissance des rythmes, « Collection « Rhizome », Paris, Eterotopia.
Lynch K., 1976, What time Is this place ?, Cambridge, MIT Press.
Maki F., 1964, Investigations in collective form, Washington, Washington University.
Robinson, John B. 1990. Futures under glass : a recipe for people who hate to predict Futures, vol. 22, issue 8, pp. 820 – 842.
Rosa H., 2010, Accélération, une critique sociale du temps, Paris, La Découverte.
Virilio P., 1977, Vitesse et politique : Essai de dromologie, collection « L’espace critique », Paris, Galilée.
Williams A., Srnicek N., 2014, Manifeste accélérationniste, Multitudes, vol. 56, no. 2, pp. 23-35.