Saint Louis est une ville coloniale française créée par les Européens, exposée depuis toujours aux risques d’inondation du fleuve et de submersion marine en cas de rupture dans la bande de sable qui, telle une digue très fine, la protège de l’océan. L’échelle des enjeux liés à ces menaces ne cesse de s’élargir : d’un contexte géophysique local, les interprétations des risques de destruction de cette île sont devenues un enjeu national et depuis peu, mondial. D’autres sites sénégalais sont exposés des risques semblables sans offrir une même exposition médiatique. Il se joue un paradoxe à Saint-Louis entre une mémoire coloniale toujours en discussion bien qu’elle fut patrimonialisée par une inscription au patrimoine mondial UNESCO en 2000, mémoire d’une ville capitale qui ne l’est plus, et entretien des images de splendeur par les Sénégalais de la société civile, territoriale, politique et religieuse. Les modes d’interprétation des menaces liées à l’eau en sont une représentation.
Le texte qui suit propose une interrogation sur la composante scalaire de cette représentation.
Après avoir présenté la situation hydrologique de Saint-Louis, nous interrogerons les risques l’élargissement de l’échelle d’interprétation des risques du point de vue la déterritorialisation qui en découle, pour rappeler enfin, par un détour par l’histoire du paysage urbain comment l’île Saint-Louis fut construite en intelligence avec son territoire, en adaptation avec le contexte géophysique.
Cette courte réflexion est construite à partir d’une recherche en cours sur la perception et la construction du territoire et du paysage patrimonial dans les récits du risque d’inondation à Saint-Louis du Sénégal, étude menée à partir de l’analyse de rapports scientifiques et techniques, de nombreux entretiens menés auprès d’acteurs impliqués dans l’aménagement du territoire et du développement de Saint-Louis.
Tous les récits anciens et récents attestent que Saint-Louis, ville septentrionale du Sénégal, installée dans le bas delta du fleuve éponyme, est exposé à des risques d’inondation par les eaux du fleuve, des eaux de ruissellement et à des risques de submersion par l’océan Atlantique. La ville est composée de plusieurs îles et d’espaces continentaux. La partie la plus ancienne de la ville, l’île de Saint-Louis, fut la première zone urbanisée en Afrique de l’Ouest, comptoir puis ville coloniale, porte d’entrée sur le continent. Située en aval sur le delta, elle, est cernée par deux bras du fleuve et se trouve séparée de l’océan par une flèche sablonneuse très fine (entre 100 et 300 m de large), la Langue de Barbarie. La langue de Barbarie autrefois lieu de campements transitoires pour les pêcheurs est aujourd’hui occupée juste en face de l’île de Saint-Louis par un village considéré comme l’un des quartiers à la plus forte densité de population au monde.
Les Européens se sont installés dans ce contexte hostile et insalubre afin de se protéger des attaques venant principalement de la mer, des autres Européens, et avoir accès à l’intérieur de l’Afrique, par le fleuve Sénégal qui remonte jusqu’au Mali et au Niger où il prend sa source.
Les témoignages écrits et la tradition orale racontent que la bande sablonneuse est de nature mouvante. Elle se déplace lentement vers le sud et se voit occasionnellement submergée et ouverte par des brèches naturelles qui se referment en quelques années. L’île de Saint Louis est un îlot sablonneux également, à l’altitude très basse. Elle a subi de nombreuses inondations par débordement du fleuve. La dernière annoncée était d’une ampleur telle que l’état fit creuser en urgence une brèche artificielle en aval de l’île en 2003. Établie avec une avec une largeur de 4 m, elle mesure aujourd’hui plus de 6 km, ce qui provoque des modifications écologiques majeures de toute la zone concernée et expose les rives autrefois fluviales à la houle de l’océan. Une nouvelle ouverture s’est créée en 2006 qui se déplace également vers le sud. Ces entrées de l’océan sur des rives fluviales ont détruit plusieurs villages et des maisons isolées. Elles se déplacent aujourd’hui vers le sud et des accrétions de sable reconstituent partiellement le banc de sable. Des dégâts sont sans doute à prévoir prochainement avec le déplacement de cette brèche. Ces recompositions de la flèche littorale font dire à certains qu’il faut juste attendre que la brèche passe. Les prochains riverains qui se sentent exposés construisent chacun avec une solution technique originale des systèmes de protection qui ont pour certaines résistées.
Dans le delta, devant la nécessité de produire de l’eau potable, de l’électricité et de la culture irriguée dans la vallée du fleuve, des barrages ont été créés au Mali et dans le bas delta à Diama. Comme tous les barrages de telle envergure, ils ont modifié les effets de chasse, les procédures naturelles de curages et d’écoulement du fleuve, modifications qui se superposent aux effets de l’évolution des brèches de la Langue de Barbarie.
Le tableau serait incomplet si l’on ne mentionnait pas une nappe phréatique affleurante et une eau de pluie, qui durant chaque hivernage (saison des pluies de juillet à octobre) s’accumulent et inondent les rues et les maisons.
Aux eaux de mer, de terre, du ciel s’ajoutent donc les eaux souterraines, si proches que les remontées d’humidité sont dommageables pour les fondations, les maçonneries et la santé des habitants de maisons parfois trop humides.
Sur le littoral, l’érosion côtière est le fruit d’une longue modification des courants marins, conséquences de phénomènes naturels et anthropiques. Citons par exemple le creusement d’un port de haut fond en Mauritanie, à Nouakchott, à 300 km au nord de Saint-Louis, sans oublier le prélèvement continue du sable de la plage qui ourlait la Langue de Barbarie. Des enjeux halieutiques, de baisse de la ressource en poisson par surpêche ou de modification des fonds marins apportent un niveau de complexité dont il faudrait tenir compte également.
Au niveau de la partie la plus habitée, la plage a aujourd’hui disparu. Là où dans les années 60 il fallait une charrette pour atteindre l’eau, et où, dans les années 2000, on pouvait voir trois rangées de pirogues longues de 60 à 100 m stationner sur la plage, la mer a tout envahi. Les vagues attaquent les constructions, les habitants sont obligés de partir.
Demain, des plateformes offshore pour le pompage d’hydrocarbures seront implantées à une cinquantaine de kilomètres des côtes. Elles vont modifier les fonds et donc les courants marins. Leur impact n’est pas considéré comme un facteur aggravant de l’érosion côtière par les études officielles.
Face à l’évolution incontrôlée de la brèche artificielle de 2003, de nombreuses analyses avaient critiqué ce choix, incriminant les pouvoirs politiques du Pays. Cette hypothèse de création d’une brèche artificielle n’est pas un fait du prince, mais bien une solution envisagée pour réduire les inondations et faciliter à leur demande l’accès à l’océan pour les pêcheurs de Saint Louis.
Ce bref tableau du contexte hydrologique de la basse vallée montre la complexité et la nécessité d’une approche à l’échelle du bassin versant du fleuve conjuguée avec une compréhension du littoral, leurs variations sont interdépendantes. Sans être un expert, on comprend que l’équilibre nécessaire à la survie du milieu où habitent les Saint-Louisien est la résultante d’un équilibre fragile de cette complexité. Aujourd’hui l’actualité se concentre sur l’érosion côtière, car elle impose à des centaines de personnes de quitter leur logement avant que la mer n’emporte leur maison.
Les décisions de créer des barrages, une brèche, un port… sont des approches politiques avant d’être techniques. Elles sont souvent prises sans appréhender l’échelle globalisante et territoriale. Pour autant les causes des menaces de catastrophes appartiennent à la région de Saint-Louis étendue jusqu’au sud de la Mauritanie et à la vallée du fleuve Sénégal. Ce lien physique vient de se distendre. La mondialisation s’invite depuis fin 2017 dans les discours officiels des représentants de l’état Sénégalais, des collectivités territoriales mais aussi des discours des représentants de la Banque Mondiale et du président de l’état Français. Les problèmes d’érosion côtière que vivent les habitants de la Langue de Barbarie seraient une conséquence des effets du réchauffement climatique, l’île apparaît comme un vestige/étendard à protéger, mais le fleuve et son delta ont disparu tout comme les enjeux liés aux infrastructures maritimes pour la pêche, le transport ou pour l’exploitation du gaz. .
En décembre 2017, lors de la réunion sur le climat « One Planet Summit » qui s’est tenue à Paris en présence de plusieurs chefs d’état, l’échelle d’interprétation des risques pour Saint-Louis a changé. Les menacent hydrologiques ne trouveraient plus de causes ou explications dans la sous région de la vallée du fleuve et sur les côtes africaines mais en termes d’enjeux mondialisés.
Avant 2017, aucun rapport scientifique ne faisait état du changement climatique, toutes les analyses convergeaient sur le territoire africain.
Aujourd’hui, les discours politiques des autorités publiques incriminent les effets sur les océans du changement climatique. Bien sûr ils sont à l’œuvre, la montée du niveau des océans aggrave la situation, mais il ne faudrait pas que l’argument de la mondialisation comme justification des menaces qui pèsent sur Saint-Louis provoque une amnésie ou un déni des conditions locales. Cette analyse permet une levée de fond internationale, soit, mais elle risque de faire oublier la géographie locale.
Ainsi en février 2018, le président français Emmanuel Macron et le président de la banque Mondiale, Jim Yong Kim, se sont rendus sur place avec le président sénégalais Macky Sall. M. Kim tint ces propos devant la presse : “Les Africains ont très peu contribué aux émissions de CO2, mais subissent l’impact le plus dévastateur du changement climatique. Le monde entier a une dette envers l’Afrique, dont le Sénégal, pour reconstruire ses côtes ». Ainsi, la France promis 15 millions d’euros et la Banque Mondiale 22 millions d’euros pour construire au plus vite un mur/digue en réponse à l’urgence de la situation (réalisation par l’entreprise Eiffage en cours) et pour effectuer des études et des travaux aux effets escomptés sur le long terme. En coulisse, les critiques ne manquent pas contre ces modes de financements internationaux, notamment ceux de la France.
La justification par le réchauffement climatique conduit à une déterritorialisation des causes. La demande expresse du ministre maire (ministre de l’hydraulique) qui est adressée aux autorités internationales est d’agir vîtes contre les conséquences de ce réchauffement climatique, mais non sur les causes qui demeurent à l’œuvre.
Les premiers murs en gabions construits comme digue protectrice le long de la Langue de Barbarie ont très vite été emportés par une grande marée. Un nouvel ouvrage est en construction, qui doit assurer un soutènement, mais aussi piéger du sable pour une reconstitution des plages. Souhaitons que cet ouvrage soit efficace.
On peut bien sûr dénoncer la France-Afrique, mais que nous enseigne cette évolution sur le territoire et ses échelles ? Pourquoi d’autres sites sénégalais très menacés ne sont –ils pas concernés par ces analyses géopolitiques ? La mondialisation des explications des risques invite certains décideurs à oublier le contexte local à plus grande échelle. Mais aussi, elle réactive l’inscription de Saint-Louis dans un processus historique long et redonne une visibilité internationale à la ville, à son Île, première ville coloniale française. Le traumatisme majeur encore à l’œuvre chez les Saint-Louisiens n’est peut être ni la colonisation ni l’exposition au risque, mais une perte d’identité par le fait du transfert de la capital du Sénégal à Dakar en 1902. Cette décapitalisation est présente dans tous les témoignages et discours sur l’actualité et le devenir de Saint-Louis. L’inscription au patrimoine mondial en 2000 n’a pas permis à la ville une appropriation de son histoire, la victimisation climatique invite à débattre des capacités résilientes de cet ancien centre urbain. La ville du XIXème siècle était par sa morphologie et son paysage urbain parfaitement adaptée au milieu. Ces qualités, que l’on qualifierait aujourd’hui de bioclimatique et la situation géographique exceptionnelle entre fleuve et océan provoquent un attachement profond pour tous ceux qui habitent cette île.
Paradoxalement la déterritorialisation réactive le local. La focalisation sur un ruban littoral réamorce implicitement des enjeux identitaires et donc avec, le territoire dans lequel ils se jouent.
Ainsi, le littoral dernière frontière, ou frontière de toujours, paysage et lieu de cristallisation des enjeux politiques pour les femmes et pour les hommes, frange ultime d’un vaste territoire dont les composantes sont toujours interdépendantes et multiscalaires.
Armelle Varcin
Paysagiste dplg, historienne des techniques, maître d’œuvre puis enseignante depuis 1999 à l’École Nationale Supérieures de Paysage de Versailles, et depuis 2007, à l’école Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Lille. Mes enseignements et recherches croisent les formations en architecture et en paysage. Ils portent sur la conception du projet urbain et de territoire, les cultures professionnelles et sur les articulations entre paysage, projet, technique, patrimoine, résilience, réchauffement climatique, risque d’inondation et de submersion, en Europe, en Chine et au Sénégal.
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