A la recherche de l’adaptation – le cas des territoires littoraux

Auteur·e : Sophie Dulau

Architecte & Paysagiste, Co-directrice de Klima

Sophie Dulau est paysagiste et architecte. Après avoir travaillé dix années en agence d'architecture en France et aux Etats-Unis, elle a co-fondé l’atelier de recherche Klima, engagé dans l’adaptation aux changements climatiques des territoires littoraux. Elle mène en parallèle un doctorat à l'Ecole de Paysage ENSP-V et enseigne en tant que professeur vacataire à l'ENSA Marseille dans le programme Mélimed et à l'ENSA Paris Belleville dans le DSA Architecture et Risques Majeurs.
Ses recherches et investigations portent principalement sur les grands bouleversements écologiques en cours (changements climatiques, érosion de la diversité du vivant, pollutions environnementales…). Elle développe une approche hybride mêlant enquête de terrain, paysage, design, ethnographie et psychologie environnementale. Elle s'intéresse aux relations et interactions entre deux niveaux de transformations dues aux changements climatiques : les transformations physiques des paysages et des milieux, et les transformations des représentations culturelles de ceux-ci par notre société.

Version auteur de l’atelier Klima (Marie Banâtre et Sophie Dulau) – Article paru initialement dans la revue Dard-Dard, n°10 en avril 2024, dont le sujet était “S’adapter au dérèglement climatique”. Lien vers le numéro ici.

L’horizon qui s’étend devant les yeux, la mer qui scintille, le désir d’une vie meilleure, habiter au plus proche du rivage, vivre le rêve ou y venir pour l’été, le mythe balnéaire, le tourisme de masse. Ne pas vouloir voir l’envers du décor, les pollutions de l’eau et des sols, les algues vertes, les micro-plastiques, les pressions sur les espaces naturels. Protéger ici sans arrêter les saccages ailleurs. Polir l’image d’épinal pour rester coûte que coûte des territoires attractifs. La mer qui monte, les tempêtes, la sécheresse, les méga feux, les vagues qui submergent et érodent les zones habitées. Lutter contre, construire des digues face à la mer, conforter le système foncier et économique en place. Se croire protégé, rester en zone de confort, garder l’illusion que tout peut perdurer. Éviter les sujets qui fâchent. Banaliser la crise climatique et multiplier les sommets sur le climat. Ne plus distinguer le vrai du faux. Fabriquer des utopies consensuelles, se rassurer que tout tient encore. Sentir un sursaut intérieur, se poser les questions autrement, déconstruire les dogmes, changer les curseurs qui définissent ce que c’est que s’adapter. Se défaire des présupposés, bousculer l’ordre établi, lutter pour défendre des milieux. Ressentir la perte, accepter le désordre, écouter les conflits. Vivre avec l’incertitude, recomposer autrement, imaginer de nouvelles spatialités, oser vivre ailleurs. Prendre en compte les interdépendances, détourner les usages, décroitre. Prendre soin, raviver les liens à des paysages, maintenir les conditions favorables à la vie dans sa diversité.

Dans cette introduction, les représentations, les images, les manières de voir et d’agir se superposent et se contredisent. Nous avons écrit ce texte comme un condensé des dynamiques observées lors de notre enquête de terrain. Depuis plus de trois ans, nous sommes parties à la recherche de ce qui fait adaptation sur un territoire donné, ici le littoral du bassin Loire Bretagne.

De quelle adaptation parlons-nous ? De l’adaptation dite “transformationnelle”, qui consiste à modifier les caractéristiques fondamentales d’un système, par opposition à l’adaptation “incrémentale” qui repose sur le maintien du système existant. Construire une digue = adaptation incrémentale, voire même maladaptation, car on protège par un mur de béton un espace, qui de cette manière peut continuer à perdurer sans prise en compte des phénomènes marins et du danger qu’ils peuvent représenter. Créer un réseau d’échanges entre agriculteurs des îles du Ponant = adaptation transformationnelle, car cela participe ici aux changements de pratiques agricoles et alimentaires sur ces territoires insulaires.

Notre position a été longtemps binaire : l’adaptation incrémentale est à bannir tandis que l’adaptation transformationnelle est à promouvoir. Pas si simple en réalité. Notre enquête est un cheminement entre ces deux types d’adaptation. Une manière d’engager le débat et de le placer à un endroit qui interpelle.

Mais à quoi cherchons-nous à nous adapter ? Comme chacun sait, dans les décennies à venir, les conditions de vie vont radicalement évoluer. Sur les territoires littoraux, les changements climatiques sont souvent réduits à la montée des eaux et à l’érosion. Pourtant ils se traduisent par un cumul de phénomènes qui modifient et vont modifier, profondément, les paysages et nos manières d’y habiter : montée du niveau des mers, perturbation des courants marins, acidification des océans, accélération de l’érosion des côtes, salinisation des terres, remontée du biseau salé dans les rivières, mais également hausse des températures (de l’air et de l’eau), pénurie d’eau douce, perturbation des saisons et des aléas météorologiques intensifiés (tempêtes, inondations, sécheresses, méga feux, etc.).

Les impacts seront de plus en plus complexes à gérer, se produisant souvent simultanément, avec des dommages toujours plus vastes (terres submergées, destructions d’habitats et d’infrastructures, zones devenues inhabitables ou non cultivables, raréfaction des ressources, effondrement de la diversité du vivant, effets en cascade). Certains changements seront irréversibles, l’élévation du niveau des mers va par exemple se poursuivre pendant des siècles.

De surcroît, ces conséquences sont accentuées par une forte anthropisation et une fragmentation des paysages littoraux (poldérisation, pressions foncières, artificialisation, modification des cours d’eau, pollution des sols, perte de diversité biotique, extraction accrue de ressources, disparition de zones humides, etc.) qui contribuent à fragiliser nos capacités d’adaptation ainsi que celle de ces milieux.

Le lien, aujourd’hui sans équivoque, entre les dérèglements climatiques et des modes de vie surconsommateurs (d’espaces, de ressources) et profondément inégalitaires dans la répartition de ces biens, amène à penser que nous devons également nous adapter à une impossibilité physique de poursuivre de telles pratiques, de tels modes de vie, puisqu’ils nous poussent à notre propre perte.

Dans ce contexte de grands bouleversements, nous nous sommes intéressées à l’analyse des comportements qui l’ont fabriqué et leurs traductions dans nos stratégies d’adaptation et nos manières d’habiter. Car nos manières d’être et de penser peuvent à la fois constituer des moteurs de remise en question vers des transformations, mais également produire des freins aux changements très puissants. Nous avons cherché à comprendre ces contradictions, qui cultivent aujourd’hui l’inertie et verrouillent en partie les possibilités d’un futur habitable.

Comment sortir de l’illusion de maîtrise et de toute puissance, basée sur des approches gestionnaires où chaque problème a sa solution ? Comment dessiner un état des lieux singulier de l’adaptation, au-delà de la résilience et du maintien en place d’un système ? Existe-il d’autres repères, à la marge des perceptions dominantes, qui permettent de régénérer nos représentations de l’adaptation ? Quels seraient les marqueurs non identifiés qui font déjà adaptation sur le terrain ?

Nous avons alors cherché à documenter l’adaptation sur notre périmètre d’étude (le littoral allant du Mont-Saint-Michel à l’estuaire de la Gironde), en sélectionnant et rassemblant des initiatives, des projets, qui pour nous, s’inscrivent dans une dynamique de changements que nous avons reliée à l’adaptation transformationnelle. Démarche somme toute assez classique, si l’on a en tête les “atlas de solutions” qui se sont multipliés ces dernières années. Ce qui distingue notre travail est sans doute que nous avons créé une typologie spécifique permettant de rechercher des projets à travers différents domaines d’étude, milieux, types de projet. Nous avons en particulier fait le choix de nous intéresser à des disciplines plurielles (stratégies urbaines, arts, pratiques agricoles, recherche en biologie marine, etc.), à des initiatives qui ne dépendent pas directement d’innovations technologiques ou qui n’étaient pas portées par des collectivités (même si elles peuvent les financer).

C’est grâce à cette ouverture sur une multiplicité de manières de voir, de modes d’actions, que nous avons tenté de définir une nouvelle cartographie de ce qui fait adaptation. Ce travail s’illustre notamment par la création d’une arborescence regroupant les projets que nous avons repérés et analysés. Nous les avons ensuite classés par, ce que nous avons nommé, des “modalités d’adaptation”. En voici deux exemples :

La question du maintien ou de la démolition des aménagements en front de mer est fréquente sur le littoral, en lien avec la montée des eaux et l’érosion des côtes. Sur notre terrain d’étude, nous avons mis en avant des projets qui décentrent le débat en interrogeant les liens entre le rivage et l’intérieur des terres, souvent à l’échelle d’un bassin versant. Cette modalité “Recomposer autrement, penser avec la profondeur du territoire, retisser les liens” réunit des études de recompositions spatiales de secteurs menacés, à Dolus d’Oléron ou sur l’estuaire de la Charente, d’expérimentations de réouverture à la mer de terres poldérisées (programmes ADAPTO et PEPPS) ou des démantèlements d’infrastructures pour restaurer le fonctionnement écologique de rivières, comme la Sélune ou le Léguer. Ces projets sortent de l’ordinaire car ils ne créent globalement pas de pression supplémentaire sur les écosystèmes. Ils s’inscrivent dans la négociation d’espaces et intègrent une cohabitation renouvelée entre humains et non-humains.

En second exemple, nous proposons de présenter la modalité “Transformer nos manières de vivre, faire évoluer les pratiques, en lien avec les conditions futures”, à travers laquelle il nous semblait important de pouvoir se projeter dans un temps futur, d’imaginer les conditions de vie à venir, en lien par conséquent avec les effets des changements climatiques et les contraintes qui se dessinent déjà aujourd’hui. Nous avons repéré des démarches de formation aux emplois et compétences à construire pour demain (Maison Glaz et l’Université de Bretagne Sud), de transport de marchandises à la voile (TOWT, Grain de Sail), de déconstruction navale (Navaléo), d’habitat démontable (Hameaux légers) ou d’autonomie énergétique (Belle-Ile 2070). Ces projets participent à faire évoluer, localement et en certains points nos modes de vie, aujourd’hui dépendants de l’extraction de ressources naturelles (biomasse, métaux, minerais, matières fossiles, etc.).

Au stade actuel d’avancement de nos recherches, nous avons défini un ensemble de seize modalités d’adaptation (à voir sur notre site internet) qui gravitent autour de plusieurs pôles (Résistance au système dominant & défense d’un milieu / Paysages, territoires, multispécifique / Modalités d’actions, Faire dans la matière / Manières d’être au monde / Postures, états d’être).

A travers ces modalités, nous avons tenté de proposer un nouveau cadrede lecture de ce qui forme une adaptation transformationnelle située. Nous considérons que ces modalités, et les projets qui s’y rapportent, sont à observer dans leur ensemble, dessinant une arborescence propre à ce territoire. Ainsi les modalités proposées sont un mélange d’actions, de postures, de manières de voir et de penser, de rapports sensibles aux choses. Une partie découle de nos analyses (de projets, d’entretiens), une autre correspond plutôt à ce qui est encore peu perceptible, mais nécessaire, selon nous, pour former cette adaptation. Cette arborescence de l’adaptation propose des pistes avec des curseurs à créer, entretenir et amplifier, afin qu’elle puisse continuer de se développer et exister de manière pérenne.

Cette recherche est loin d’être exhaustive et pourrait être enrichie, en complétant par exemple l’écueil de nos propres filtres de sélection (le premier issu de notre domaine professionnel en tant qu’architecte, paysagiste, urbaniste, le deuxième issu de notre propre prisme personnel et culturel).

Notre enquête pourrait s’arrêter là, mais ces recherches sur l’adaptation transformationnelle, peuvent également contribuer à faire croire que nous sommes collectivement sur la voie de changements profonds et ainsi faire oublier les aspects dysfonctionnants de notre système.

En réalité, sur le terrain, les deux types d’adaptation, incrémentale et transformationnelle, coexistent. On distingue cependant une grande asymétrie entre ces deux types d’adaptation. L’adaptation incrémentale reste fortement majoritaire, en termes de nombre de projets mais aussi d’aides publiques qui y sont allouées. Les projets d’adaptation transformationnelle sont, eux, minoritaires, ils restent souvent isolés ou éphémères.

On remarque, en outre, que certaines des ces actions dites “d’adaptation, de transition ou de résilience” peuvent devenir des détournements qui servent finalement à maintenir le système en place à court terme, plutôt qu’à le transformer de manière radicale. Cela peut, par exemple, être le cas avec des projets de défense contre la mer qui confortent le système spatial actuel, en repoussant à plus tard la question de la réorganisation spatiale et du repli vers l’intérieur des terres. Ou bien les projets de production d’électricité renouvelable sans s’atteler à l’épineuse question de la décroissance énergétique de nos modes de vie.

Ce sont des ambivalences et des contradictions que nous avons retrouvées sur notre terrain d’étude. Par exemple, les projets de pépinière de l’ONF pour préparer les forêts de demain. D’un côté, ces projets témoignent du souhait de faciliter l’adaptation des espèces végétales aux dérèglements climatiques, mais de l’autre, ils montrent aussi une facette utilitariste de notre rapport au vivant, régénérer les forêts pour continuer de produire du bois, avec le risque d’amplifier les impacts des dérèglements climatiques sur un paysage fragilisé par ce même système productif (sélection d’essences, coupes rases, etc.)

De la même manière, d’autres types de projets d’adaptation peuvent être détournés pour continuer de faire comme avant, voire même contribuer au greenwashing ambiant. Par exemple, la renaturation d’une zone humide, comme c’est le cas dans le marais de Tasdon près de La Rochelle, semble à première vue parfaitement utile et souhaitable, à la fois pour la survie de nombreuses espèces et pour les services écosystémiques rendus par ce milieu. Mais vue sous un autre angle, cette renaturation peut également être considérée comme ayant une visée utilitariste, en permettant de compenser des émissions de carbone par la captation de celles-ci par la zone humide. Autrement dit, de poursuivre des pratiques carbonées à un niveau inchangé, ailleurs, sur le territoire.

Cette ambivalence de certains projets pose question. Pourquoi ? Parce qu’elle entretient une zone de flou entre des formes d’actions qui seraient de l’adaptation et d’autres qui serviraient à donner l’illusion d’un changement de trajectoire de nos modes vie et d’habiter. Cette zone de flou, où tout devient adaptation, sans hiérarchisation de valeurs ou de temporalité, entretient une perception partielle du danger et des transformations à effectuer. Elle empêche également d’avoir du discernement sur la réelle adaptabilité de nos modèles dans des paysages qui changent et évoluent de plus en plus rapidement. Enfin, elle ne nous permet pas d’aborder les questions qui fâchent sur les changements plus radicaux à opérer et l’accentuation drastique des inégalités que les changements climatiques vont provoquer.

Et c’est peut-être à cet endroit que notre travail sur l’adaptation peut contribuer au débat, en montrant d’autres manières de percevoir ce qui fait adaptation sur un territoire, cela peut permettre d’apporter d’autres questions : Comment les paysages vont-ils se transformer avec l’entrée de l’eau salée, les
sécheresses, la perte de la diversité du vivant ? Comment imaginons-nous vivre dans ces paysages dans 10 ans, dans 20 ans, avec quelles transformations des lieux et de nous-même ? Si certains espaces deviennent invivables, où seront les zones de replis, de refuges ? Comment répartir la diversité des usages des terres dans un climat de tensions et de conflits, où chacun veut avoir accès aux ressources qui se raréfient ? Que faire des zones que l’on laisse à la mer, les déconstruire ? En aurons-nous l’argent en temps de crise ? Voit-on en face les ruines qui se profilent ? Que deviendront les villes littorales qui dépendent d’un modèle économique non diversifié ? Quelles seront les conditions de vie et d’habitabilité de ces milieux ? Qui les habitera avec nous ? Mais aussi, quels seront les absents, ceux qui nous manqueront ? Et à l’inverse, quels seront les nouveaux venus ?

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