Nicolas Becu, UMR LIENSs – CNRS, Université de La Rochelle
Marianne Rulier, service Aménagement-Urbanisme – Pays Marennes Oléron
LittoSIM est un dispositif expérimental mêlant une simulation de l’aménagement du territoire, une modélisation d’évènements de submersion et un jeu de rôles. L’outil a été développé par des chercheurs du CNRS, de l’IRD et de plusieurs universités françaises (pour plus d’information, voir Becu et al., 2017 ; Amalric et al., 2017). Il a été conçu pour accompagner les communes et les intercommunalités dans une réflexion sur l’aménagement de leur littoral face au risque de submersion marine. Il se présente sous la forme d’un « jeu sérieux » se jouant à plusieurs sur tablette numérique. La Communauté de Communes de l’Île d’Oléron a soutenu le projet et contribué à faire évoluer le dispositif. Sa mise en œuvre in situ a été inscrite dans une action d’amélioration de la connaissance et de la conscience du risque du Programme d’actions de prévention des inondations (PAPI).
Quatre sessions de jeu ont été organisées auprès des élus et des techniciens des collectivités en 2017. Pendant les quelques heures d’un atelier LittoSIM les participants s’attachent collectivement à la mise en place d’une stratégie de prévention efficace et coordonnée du risque submersion.
Le dispositif LittoSIM aborde plusieurs aspects. Tout d’abord la compréhension du phénomène de submersion et de l’efficacité dans le temps de différentes mesures de prévention qui sont mobilisables dès aujourd’hui. Ensuite, la mise en œuvre de la coordination intercommunale pour l’aménagement et la gestion des risques. Enfin, l’anticipation des contraintes réglementaires, budgétaires et administratives pour la réalisation d’une stratégie de prévention des risques.
Le jeu LittoSIM explore différents scénarios de gestion du risque dont le déroulement est à la fois induit par les choix d’aménagement des joueurs et par la simulation en tant que telle qui contraint les trajectoires de jeu. Réunis en équipes, les joueurs doivent élaborer des stratégies à partir d’un panel d’actions possibles sur un territoire connu (ici une commune de l’Île d’Oléron) : entretien et renforcement des digues, défense douce, relocalisation de l’urbanisation, etc.
Le jeu met en scène quatre communes, auxquelles, dans une première moitié de la salle, sont physiquement allouées une table, deux chaises (deux joueurs par commune) ainsi qu’une fiche descriptive du jeu et une tablette numérique sur laquelle la carte de la commune concernée apparaît.
Dans ce premier espace « joué », les actions des joueurs consistent à manipuler des boutons sur l’écran de la tablette pour choisir les types d’actions (bâtir des digues, urbaniser, renforcer des digues, adapter l’habitat, densifier, etc.) et par la sélection sur la carte de la zone choisie pour appliquer l’action (carré de 200 x 200 mètres ou portion de côte). Le cadran principal de l’interface permet d’agir sur l’aménagement de la commune ou la défense des côtes (fig. 1). Les autres cadrans renseignent sur l’état du budget, les dossiers en cours et affichent des messages au cours de la partie.
La seconde moitié de la salle est dédiée aux temps collectifs. Ces temps sont convoqués lorsqu’un épisode de submersion est déclenché. Les participants se rassemblent autour d’une grande table de 2 par 2 mètres, sur laquelle est projetée la carte de la zone de jeu. L’avancement de la submersion est alors figuré sur la carte. Les participants constatent les zones submergées et discutent des conséquences et des stratégies de prévention à mettre en place collectivement.
Les résultats de simulation sont figurés de deux façons : (1) l’étendue de l’inondation s’affiche sur la carte de l’île (recalculée en fonction des aménagements qui ont été faits lors des tours de jeu précédents), (2) des graphes par commune et par type d’occupation des sols, des superficies et hauteurs d’eau atteintes sont présentés.
La table de « l’agence du risque », à laquelle siège un des membres de l’équipe d’animation, se situe entre les deux espaces de jeu. L’agence dispose d’un ordinateur qui enregistre toutes les actions des joueurs, synthétisées automatiquement dans un tableau de bord, à partir duquel sont déclenchés les pénalités ou les encouragements (financiers, temporels). La personne qui tient le rôle de « l’agence du risque » peut être directement consultée ou rencontrée par les joueurs.
Le postulat de cette démarche tournée vers les acteurs locaux est que le caractère ludique d’un dispositif de jeu sérieux renforce l’efficacité de l’apprentissage (Meera et al., 2015) et augmente l’intérêt du dispositif pour les joueurs (Blasko-Drabik et al., 2013). Pour évaluer les apprentissages, les séances de jeux sont enregistrées (audio et actions sur les tablettes). Les participants remplissent des questionnaires avant et après. De plus, des entretiens approfondis avec 2 ou 3 participants par ateliers ont été réalisés.
Prise en compte de plusieurs temporalités : événement passé / aménagements futurs / temps du jeu / temps de l’action publique.
La partie débute juste avant la tempête Xynthia
Le scénario de LittoSIM ramène les joueurs quelques années en arrière en simulant en début de partie une submersion correspondant à l’événement Xynthia (février 2010). Les participants sont invités à commenter et à se remémorer l’étendue de la submersion sur le territoire et ses conséquences.
Puis plusieurs tours de jeux se déroulent, qui représentent chacun une année d’urbanisation et d’aménagement des côtes. Après un nombre d’années inconnu des joueurs, une nouvelle submersion est déclenchée par l’animateur selon un agenda souple fixé entre trois et six années. Les participants se rassemblent à nouveau et constatent les effets de la submersion (qui tiennent compte des actions entreprises durant les tours précédents). Les équipes analysent l’impact de leurs choix d’aménagement à l’aune de ces résultats puis la partie reprend. Elle va ainsi se dérouler selon un enchaînement de séquences « actions d’aménagement / évènement / résultats ». Une partie simule une quinzaine d’années (15 tours de jeu) durant lesquelles quatre submersions surviennent.
Cette double temporalité – le temps de l’événement et le temps de l’aménagement – contribue à aider les gestionnaires à organiser leurs réflexions (selon un cycle réflexion, actions, constat) et ainsi à définir une stratégie.
Les actions incitent à la collaboration entre les acteurs
Le jeu mime la réalité du terrain où les interventions des uns (aménagement, investissements, politique d’accueil des populations…) influent sur la réalité des autres. Ainsi les joueurs sont vite incités à collaborer du fait des interdépendances géographiques entre leurs territoires d’action. En outre, avec ses ressources propres limitées, chaque commune a besoin des autres pour mener à bien une stratégie globale de prévention et d’adaptation efficace face au risque.
S’ils ne le font pas d’eux-mêmes, le dispositif pédagogique prévoit des interventions de l’animateur pour inciter les participants à se réunir en vue de prendre des décisions collectives sur la gestion du risque. Ces interventions ont lieu dans les quelques tours qui suivent la seconde submersion (la première qu’ils expérimentent depuis qu’ils aménagent le territoire). À la suite de ce temps de discussion, il est demandé aux participants de rendre à « l’agence du risque » un document mentionnant leur relevé de décisions, document qui pourra déclencher d’éventuelles aides ou des appuis supplémentaires.
Les joueurs questionnent le futur
À la suite de chacun des événements simulés, les joueurs peuvent réorienter leur stratégie d’aménagement et s’approprient différents scénarios pour le futur en les testant via l’interface de gestion de leur commune. La distanciation qu’apporte le jeu par rapport à la réalité permet aux acteurs de s’autoriser des stratégies nouvelles, ou jamais mises en œuvre, et d’en débattre alors qu’elles sont socialement difficilement acceptables, voire impossibles à évoquer (Becu et al., 2016 ; Daré, 2005). C’est particulièrement vrai, par exemple, en ce qui concerne le déplacement des populations en dehors des zones inondables, qualifié de « délocalisation » par les joueurs et qui, dans le jeu, passe par une procédure d’expropriation et de relocalisation des habitants.
Le jeu permet de schématiser certaines données, notamment le temps puisque la partie se joue sur plusieurs années, mais rend compte de la complexité dans laquelle se prennent les décisions d’aménagement du territoire.
Un autre apport des ateliers pour aider les acteurs locaux à se projeter vers des futurs possibles a été de libérer la parole de certains joueurs. Plusieurs questionnements ont par exemple porté sur les possibilités d’annuler les effets de la houle en remblayant les fonds marins, sur la capacité des dunes à empêcher la submersion, sur l’habitat sur pilotis, ou encore sur l’acceptabilité du coût des aménagements. À tel point qu’un débat « gestionnaire / scientifique » a été organisé en 2018 pour apporter de plus amples explications sur les phénomènes considérés et constituer une arène ouverte de discussion.
Ainsi, le dispositif LittoSIM articule passé, présent et futur par une démarche de jeu, où les participants peuvent, en repartant de la situation passée de 2010, tester des évolutions et des aménagements possibles pour le futur. En outre, l’atelier incite les participants à adopter un cheminement réflexif, c’est-à-dire une démarche d’action pour laquelle des temps sont réservés à la réflexion collective sur les choix passés et leurs conséquences, et ce dans le but d’ajuster les options à venir.
80 personnes invitées aux ateliers : les chargés de mission des huit communes et de la Communauté de communes de l’Île d’Oléron (services urbanisme, développement durable et littoral), les directeurs généraux et directeurs des services techniques des communes, les conseillers municipaux (transport, environnement et développement économique), les élus des commissions urbanisme, développement durable et littoral de la Communauté de communes, les élus en charge de l’urbanisme des communes et les huit maires de l’île, ainsi que six chargés de mission, directeurs ou élus du Pays Marennes Oléron. 33 personnes ont participé aux quatre ateliers organisés entre les mois d’avril et juin 2017 malgré la difficulté à se rendre disponible pour une expérimentation qui leur était proposée dans un format original, un jeu sérieux, différent des pratiques courantes (notamment du fait d’un temps long de 4 heures). Les participants déclarent avoir beaucoup apprécié l’atelier qu’ils qualifient de « ludique », « intéressant » et « efficace ».
L’analyse des questionnaires et des entretiens auprès des participants avant et après leur participation aux ateliers (Bergossi, 2017), révèle des niveaux d’apprentissages différents. Les élus communaux sont ceux qui ont le plus appris car ils avaient un niveau de connaissance des stratégies de prévention moins important que les techniciens et agents intercommunaux. Les ateliers ont également été l’occasion d’un rapprochement entre élus et agents qui devaient faire équipe dans le jeu pour gérer leurs communes au mieux. Environ un tiers des participants ont changé d’avis sur les différentes stratégies de prévention avec une évolution notable en faveur des stratégies dites de défense douce.
D’autre part, un effet des ateliers n’avait pas été pressenti, à savoir la création de « concernement » à propos de la gestion du risque de submersion auprès des agents et des élus qui sont le moins impliqués par ce sujet. En effet, la gestion du risque de submersion apparaît pour certains comme un sujet particulièrement technique qui requiert de solides compétences en génie hydraulique. Le dispositif LittoSIM permet à ces personnes de monter en capacité, sans se préoccuper d’aspects trop techniques. Elles peuvent ainsi se concentrer sur les décisions à prendre et expérimenter les contraintes et les enjeux liés aux différentes options de gestion, ce qui les aide à se forger un avis.
Le dispositif LittoSIM poursuit son développement à travers un projet de recherche de 3 ans, intitulé LittoSIM GEN, porté par un consortium composé d’universités, collectivités, associations.
Deux objectifs structurent le projet. Le premier consiste à développer une plateforme intégrant plusieurs modèles de territoire correspondant à une diversité de contextes rencontrés sur le littoral : quelle « généricité » est possible dans la modélisation des enjeux de gestion du risque de submersion ? Le second vise à évaluer les apprentissages et la capacité à mobiliser ces apprentissages : quels apprentissages sont rendus possibles par cette démarche de simulation participative ?