De l’adaptation incrémentale vers l’adaptation transformationnelle

Auteur·e : Sophie Dulau et Marie Banâtre

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Enquête dans les territoires littoraux du bassin Loire Bretagne.

Article de Sophie Dulau. Version auteur de l’article, publication prévue en février 2025 dans le n°31 de la revue Projets de Paysage, intitulée « Acclimater le paysage. Observer, penser et agir face aux climats en changement ». (https://journals.openedition.org/paysage/32991)

« L’horizon qui s’étend devant les yeux, la mer qui scintille, le désir d’une vie meilleure, habiter au plus proche du rivage, le mythe balnéaire, vivre le rêve ou y venir pour l’été, ne pas vouloir voir l’envers du décor, les pollutions de l’eau et des sols, les algues vertes, les micro-plastiques, les pressions sur les espaces naturels, protéger ici sans arrêter les saccages ailleurs, polir l’image d’Épinal pour rester coûte que coûte des territoires attractifs, la mer qui monte, les tempêtes, la sécheresse, les méga-feux, les vagues qui submergent et érodent les zones habitées, lutter contre, construire des digues face à la mer, conforter le système foncier et économique en place, se croire protégé, rester en zone de confort, garder l’illusion que tout peut perdurer, éviter les sujets qui fâchent, banaliser la crise climatique, ne plus distinguer le vrai du faux, fabriquer des utopies consensuelles, se rassurer que tout tient encore. » 

Nous avons écrit cette introduction comme un résumé des dynamiques observées lors de notre enquête de terrain. Notre enquête est née parce que nous avions l’impression de marcher sur cette ligne de crête entre deux grands mouvements contraires accentués par les changements climatiques : des transformations de plus en plus rapides du climat et des paysages, et à l’inverse une volonté que rien ne change dans nos modes d’habiter et de penser l’adaptation.

1. Enquêter sur l’adaptation pour remettre en cause les habitudes de penser et proposer de voir différemment

Nous avons alors conçu un projet d’enquête sur la notion d’adaptation et son application sur un territoire donné. Une fois ce projet esquissé, nous avons ensuite cherché plusieurs partenaires publics (financiers et culturels) pour pouvoir le réaliser. Ce travail n’est donc pas une réponse à une commande préétablie mais le fruit de nos démarches personnelles. Cet article propose de vous emmener avec nous, dans nos questionnements, nos remises en cause et dans ce que nous tentons de proposer. Nous avons suivi une approche inductive, cet article permet également de donner corps et sens aux données collectées sur le terrain.

Nous avons privilégié une méthodologie hybride, combinant enquête de terrain (investigation, interviews, arpentage) et outils d’analyse et de représentation (dessins, cartes mentales, reportages photos, recherches conceptuelles et sémantiques). Nous nous sommes concentrées sur l’étude des spécificités des territoires littoraux, perçus dans ce cadre, comme des paysages sentinelles , car ces paysages sont situés en première ligne des changements climatiques et l’on peut y voir de manière plus intense qu’ailleurs les transformations en cours et les tensions entre nature et société.

Ainsi, depuis presque quatre ans, nous sommes allées à la recherche de ce qui fait adaptation sur un territoire donné, ici le littoral du bassin hydrographique Loire Bretagne, allant de la baie du Mont-Saint-Michel jusqu’à l‘estuaire de la Gironde. 

2. Mettre en relation la notion de paysage et d’adaptation

Au cours de cette étude, nous avons tenté de mettre en relation deux principales notions : le paysage et l’adaptation. Nous nous sommes particulièrement intéressées au caractère mouvant et relationnel (entre les milieux, les paysages et les êtres qui y vivent) dans ces deux notions. Puis nous l’avons mis en regard avec la manière dont est pensée et construite, de façon majoritaire, l’adaptation aujourd’hui. 

Deux définitions du paysage nous ont accompagnées : celui-ci peut être perçu comme “une véritable projection spatiale de la société, pas seulement de ses bases politiques, économiques, techniques mais aussi de son imaginaire, de ses croyances” (Pinchemel, 1988), complété par “ce qui constitue le caractère essentiel du paysage est sa dynamique relationnelle, il est avant tout constitué de relations, il est l’espace des métamorphoses, le milieu vivant de compositions instables” (Besse, 2018). Ce qui nous intéresse c’est le lien entre les croyances, les représentations et nos manières d’habiter les paysages et de répondre aux transformations en cours.

La notion d’adaptation peut, quant-à-elle, se définir comme “le processus de modification d‘un organisme vivant ou d‘une organisation humaine de façon à rester fonctionnel dans de nouvelles conditions” . De plus, l’adaptation est un phénomène dynamique et réciproque, incluant une “dimension interactive et multilatérale qui résulte de processus de transformations de l’individu sur son milieu et inversement” (Dewey 2006 [1920]). Ainsi L‘individu et son environnement s‘influencent et se transforment mutuellement dans une interaction continue.

Nous avons ensuite rapproché cette conception de l’adaptation de la notion plus spécifique d’adaptation “transformationnelle”, qui cherche à changer les éléments fondamentaux d’un système, incluant “leurs interrelations avec les autres systèmes humains ou naturels impliqués” (Simonet, 2020) et comprenant “les modifications de comportements, l’intégration de nouvelles connaissances, l’évolution des enseignements, aussi bien à l’échelle individuelle que collective” (Simonet, 2020). 

Puis nous l’avons mise en comparaison avec l‘adaptation “incrémentale”. Celle-ci se caractérise par des changements mineurs, des ajustements successifs qui permettent de maintenir le fonctionnement d‘un système sans en modifier fondamentalement la structure, la nature ou les valeurs. 

Deux exemples peuvent illustrer ces deux manières de penser l’adaptation : 

La construction d‘une digue peut être associée à une adaptation incrémentale car elle protège un espace habité par une simple barrière physique, sans modifier la relation au risque maritime. À l‘inverse, un réseau d‘échanges sur l‘agriculture durable en milieu insulaire, pourrait être associé à une adaptation transformationnelle, car il encourage une refonte profonde des pratiques agricoles et alimentaires du territoire. 

Notre position a été longtemps binaire : l’adaptation incrémentale est à bannir tandis que l’adaptation transformationnelle est à promouvoir. Or en réalité sur le terrain, ce n’est pas si simple. Notre enquête est un cheminement entre ces deux types d’adaptation. 

3. À quoi cherchons-nous à nous adapter ?

Mais à quoi cherchons-nous à nous adapter ? Comme chacun sait, dans les décennies à venir, les conditions de vie vont radicalement évoluer. Sur les territoires littoraux, les changements climatiques sont souvent réduits à la montée des eaux et à l’érosion. Pourtant ils se traduisent par un cumul de phénomènes qui modifient et vont modifier, profondément, les paysages et nos manières de les  habiter : montée du niveau des mers, perturbation des courants marins, acidification des océans, accélération de l’érosion des côtes, salinisation des terres, remontée du biseau salé dans les rivières, mais également hausse des températures (de l’air et de l’eau), pénurie d’eau douce, perturbation des saisons et aléas météorologiques intensifiés (tempêtes, inondations, sécheresses, méga-feux etc.). Les impacts seront de plus en plus complexes à gérer, se produisant souvent simultanément, avec des dommages toujours plus vastes (terres submergées, destructions d’habitats et d’infrastructures, zones devenues inhabitables ou non cultivables, raréfaction des ressources, effondrement de la diversité du vivant, effets en cascade). Certains changements seront irréversibles, l’élévation du niveau des mers va par exemple se poursuivre pendant des siècles. 

De surcroît, ces conséquences sont accentuées par une forte anthropisation et une fragmentation des paysages littoraux (poldérisation, pressions foncières, artificialisation, modification des cours d’eau, pollution des sols, perte de diversité biotique, extraction accrue de ressources, disparition de zones humides, etc.) qui contribuent à fragiliser nos capacités d’adaptation ainsi que celle de ces milieux. Le lien, aujourd‘hui sans équivoque, entre les dérèglements climatiques et nos modes de vie sur-consommateurs (d’espaces, de ressources) et profondément inégalitaires dans la répartition de ces biens, amène à penser que nous devons également nous adapter à une impossibilité physique de poursuivre de telles pratiques, de tels modes de vie, puisqu’ils nous poussent à notre propre perte.

Face à l‘ampleur des bouleversements actuels et futurs, plusieurs questions ont guidé notre recherche : Les représentations culturelles dominantes et les méthodes actuelles de réponse aux changements climatiques, contribuent-elles à faire perdurer le déni et l’inertie, compromettant ainsi les possibilités d‘un avenir habitable ? Quels paradoxes, contradictions se traduisent dans nos rapports aux paysages, dans nos perceptions du changement, dans ce qui est nommé comme étant de l’adaptation ? Peut-on dessiner un état des lieux singulier de l’adaptation, au-delà de la résilience et du maintien en place d’un système ? Existe-il d’autres repères, à la marge des perceptions dominantes, qui permettent de régénérer nos représentations de l’adaptation ? Et si oui, quels en seraient les marqueurs non identifiés qui font déjà adaptation sur le terrain ? 

4. Adaptation incrémentale – adaptation majoritaire

Dans une première phase, nous avons souhaité interroger ce qui était pensé et produit aujourd’hui comme type d’adaptation majoritaire, et le rapport au paysage qu’il produit ou fait perdurer. Pour ce faire, nous avons cherché à mettre en lien les perceptions, les représentations culturelles (modes de penser et d’agir) qui existent dans les modèles de réponse aux changements climatiques et leurs traductions spatiales dans les paysages. 

En réponse à l‘accélération des changements climatiques, naissent une série de plans de “transition, adaptation, résilience, décarbonation” qui illustrent la tendance, prédominante et toujours très actuelle, à mettre en œuvre des solutions d‘ajustements ponctuels pour contrer les effets des changements climatiques. On y retrouve des approches d’adaptation se rapportant à un vocabulaire d’action guerrière :  sur le littoral on parle alors de “lutte” contre les changements climatiques, de “défense” contre la mer, de “combat” contre l’érosion, de “protection” des aménagements existants. Ces approches défensives (souvent très onéreuses), associées à une gestion des risques par types d’aléas, proposent des postures d’adaptation basées sur le renforcement de la maîtrise et de la domination des milieux naturels. Elles se traduisent par la construction ou la consolidation de dispositifs défensifs continuant de modifier profondément les milieux littoraux et figeant toujours plus les paysages côtiers. Ces types de réponses garantissent, à court terme, le maintien des activités économiques anthropiques et permettent de pérenniser, pour un peu de temps encore, la spatialité de nos modes d’habiter. 

C’est ainsi que l’on retrouve le long du linéaire côtier, des murs de soutènement, digues, enrochements, brise-lames et autres ouvrages défensifs d’ingénierie lourde, comme l’illustre par exemple, sur notre périmètre d’enquête, les 127 opérations du « Plan Digues  » créé après la tempête Xynthia (2010) en Charente-Maritime. L‘ensemble de ces projets constitue le Plan de renforcement des protections littorales, appelé „Plan digues“, avec 185 millions d’euros de travaux réalisés et 95 millions d’euros de travaux en étude. Sur le site internet du département , on peut ainsi y lire « La protection du littoral, nous la construisons tous les jours » accompagné d’une photo montrant le chantier d’une digue devant le rivage.

On retrouve cette même approche sur tout le littoral atlantique, comme c’est le cas par exemple plus au nord en Bretagne, à Locquemeau, où les maisons sont construites juste derrière la digue. Ou plus au sud, à Lacanau-océan qui vient de consolider son mur existant avec plus de 14 300 tonnes de blocs de calcaire posés sur le cordon dunaire et prévoit également pour 2027, une digue estimée à 37 millions d’euros, longue d’1,5 kilomètre pour 9 mètres de haut, celle-ci sera censée retenir les flots jusqu’en 2040-2050.

Ce type d’approches peut également se retrouver dans d’autres grands projets d’aménagement présentés comme des solutions d’adaptation. Ainsi, dans le marais poitevin, la création de méga-bassines alimente une forte controverse depuis déjà plusieurs années. Pour faire face aux sécheresses estivales, ces constructions monumentales, d’une superficie allant de 8 à 18 hectares avec des murs atteignant 10 mètres de haut, servent à stocker les eaux hivernales afin d’irriguer certains types de cultures en été. La ressource en eau, qui est ici convoitée, est destinée à alimenter et faire perdurer les besoins de quelques-uns, alors même qu’elle est un besoin vital pour l’ensemble du vivant. Toujours sur notre périmètre d’étude, sur la façade atlantique, ce sont nos besoins en énergie qui sont à questionner quand les parcs d’éoliennes off-shore devraient bientôt couvrir 386 km2 de surfaces naturelles maritimes d’ici 2050. A terre, d’autres grands projets de production d’énergie transforment profondément les paysages, comme les très nombreux projets d’agrivoltaïsme qui voient le jour un peu partout sur des hectares de terres agricoles et forestières.

Les exemples de ces différentes approches d’adaptation montrent qu’aujourd’hui de très grandes surfaces de zones naturelles (terres agricoles, paysages terrestres ou maritimes) sont en passe d’être profondément modifiés pour devenir les supports de cette adaptation lourde, au nom de la “lutte contre les changements climatiques ou de la transition énergétique”. Certains pourront même y voir une nouvelle forme de colonisation des terres ou une réindustrialisation des paysages. En effet, dans ces approches, les paysages sont perçus comme des socles sur lesquels sont posés ces objets-adaptation monumentaux (digues, méga-bassine, hectares de panneaux photovoltaïque) avec le déploiement de solutions techniques sectorielles et onéreuses (à grand renfort de subventions publiques, État, Europe, Département, Région, Communes). Ces modèles sont, par ailleurs, soutenus par une forme d’autoritarisme de l’État, avec la création de procédures simplifiées, de “zones d‘aménagements d‘intérêt national” pour passer en force auprès des habitants et associations de protection des milieux naturels.

Ainsi, ces stratégies d’adaptation font, selon nous, perdurer le rapport de domination et de maîtrise du milieu naturel, dans une continuité de la pensée moderne et productiviste, associée au mythe du progrès. Elles contribuent à maintenir le système spatial, économique et sociétal en place, plutôt que d’en changer la forme de manière structurelle. Elles produisent une illusion de sécurité et une non-perception du danger à l‘échelle sociétale, associées à l’invisibilisation, la non-perception (visuelle et conceptuelle) de ce qui est perdu et va le devenir (dans les transformations des paysages et de nos modes de vie). Conduisant également à une exacerbation des rapports de force et un accroissement des inégalités. Et c’est en ce sens que certaines de ces approches peuvent être perçues comme de l’adaptation incrémentale ou de la mal-adaptation, car elles répondent à un aléa météorologique à court terme mais augmentent la vulnérabilité des systèmes écologiques et sociétaux sur le temps long. 

« La plupart des approches d’adaptation restent encore focalisées sur une gestion des risques très aléa-centrée, une vision essentiellement physique de la vulnérabilité et des solutions d’adaptation (…) au détriment d’une adaptation plus sociétale fondée sur les principes de solidarité et d’éthique » (Quenault, 2013). 

5. À la recherche de l’adaptation transformationnelle

Et c’est à partir de ce constat, d’une adaptation incrémentale qui continuent de figer les paysages littoraux mais également nos manières d’y habiter, que nous avons souhaité élargir la perception de ce qui crée l’adaptation. Nous avons alors cherché d’autres marqueurs de ce qui peut fabriquer l’adaptation sur notre périmètre d’enquête. C’est-à-dire des approches évolutives et non figées, qui proposent des démarches transformatives, incluant à la fois des changements sociétaux structurels (spatiaux, organisationnels, etc.) et des changements ontologiques (culturels, conceptuels, manières de penser ou d’être au monde, etc.). 

En se référant à la notion d’adaptation transformationnelle, soit une adaptation qui cherche à changer les éléments fondamentaux d’un système, incluant “leurs interrelations avec les autres systèmes humains ou naturels impliqués” (Simonet, 2020) et comprenant “les modifications de comportements, l’intégration de nouvelles connaissances, l’évolution des enseignements, aussi bien à l’échelle individuelle que collective” (Simonet, 2020).

Par ailleurs, nous avons pris le parti de laisser en dehors de notre recherche les acteurs dits “classiques” (acteurs publics, institutions…) ainsi que les stratégies déjà connues (plans de prévention des risques, plans climat…) afin de nous concentrer sur la recherche de ce qui est peu connu ou encore non reconnu comme faisant parti de l’adaptation.

Pour tenter de définir cette adaptation, nous avons donc rassemblé un corpus de trois cent initiatives sur notre périmètre d’enquête, puis nous en avons sélectionné et analysé une centaine qui s‘inscrivent dans une dynamique de changements liée à l’adaptation transformationnelle. 

Pour construire cette sélection, nous avons d’abord créé une typologie spécifique qui permette de repérer des projets issus de différents domaines d’étude (science, écologie, paysage, architecture, arts, philosophie, action collective…) de même que plusieurs modes d’action (projet de recherche, projet de territoire, gouvernance, mise en réseau, lutte, création artistique, projet associatif…) croisant différents types de milieux géographiques (milieux maritime, saumâtre, terrestre ou insulaire…).

Ce travail de sélection puis analyse de chaque projet et approches associées, a ensuite été complété par des arpentages de terrain et des interviews des porteurs de projets. Nous n’avions pas les moyens (humain et matériel) de rencontrer les personnes associées à tous les projets (une centaine), nous avons donc sélectionné un échantillon représentatif de la diversité des approches repérées (architecte, chercheur en géologie marine, paysagiste, cinéaste, photographe, paludier, anthropologue, chercheur en écologie marine, archéologue du littoral, navigatrice, océanographe, coordinateur d’un réseau agricole en milieu insulaire, collectif citoyens, etc.). Cette diversité de points de vue et de manière de penser l’adaptation a nourri notre analyse et les propositions qui en découlent.

C’est grâce à cette ouverture sur une multiplicité de manières de voir, de penser et d’actions, que nous avons tenté de définir une nouvelle cartographie de ce qui fait adaptation sur les territoires étudiés. Ce travail s’illustre notamment par la création d’une arborescence regroupant les projets que nous avons repérés et analysés.

Nous avons ensuite organisés et classés ce corpus de cent projets par, ce que nous avons nommé des “modalités d’adaptation”, correspondant à des manières de répondre aux changements déjà à l’œuvre sur les territoires étudiés. On y retrouve à la fois des modes opératoires et des changements culturels. 

Nous avons ainsi repéré, composé et proposé les modalités d’adaptation suivantes :

Pôle Regard critique et remise en question

• Déconstruire les dogmes, questionner ce que requiert la possibilité d’un avenir habitable par tous

• Transmettre, informer, faire connaître, partager

• Lutter, résister, se soulever, s’engager pour maintenir des conditions favorables à la vie dans sa diversité

• Enquêter, saisir la complexité du réel

Pôle Liens aux paysages / territoires multispécifiques 

• Recomposer autrement, penser avec la profondeur du territoire, retisser les liens

• Prendre conscience d’un monde multispécifique et des interdépendances 

• Raviver des liens physiques et émotionnels aux paysages

• Prendre soin, porter attention aux autres, régénérer et préserver les pouvoirs du vivant

Pôle Manières d’agir / Faire dans la matière

• Transformer nos manières de vivre, faire évoluer les pratiques, en lien avec les conditions futures

• S’associer pour enrichir les communs, faire projet malgré les divergences, coopérer 

• Imaginer de nouvelles spatialités, réinvestir l’espace, transformer l’existant

• Recomposer autrement, penser avec la profondeur du territoire, retisser les liens

Pôle Manières d’être au monde / Habiter l’incertitude

• Être attentif aux transformations, prendre le temps de l’adaptation

• Composer avec l’incertitude, prendre en compte l’impermanence

• Apporter d’autres regards sur le monde, s’ouvrir aux histoires qui coexistent

Au stade actuel d’avancement de nos recherches, nous avons défini un ensemble de quinze modalités d’adaptation qui gravitent autour de plusieurs pôles. Le pôle “Résistance au système dominant, Défense d’un milieu” revêt une dimension politique, de remise en cause de certains dogmes, de mobilisation pour la défense de milieux, paysages, modes de vie. Les projets repérés invitent à la négociation entre les différents habitants des lieux, les différents usages de ces milieux, ils proposent de construire un ensemble de revendications et d’exigences à la hauteur des changements en cours. Le second pôle “Paysages, Territoires, multispécificités” propose une lecture spatiale des adaptations depuis les lieux, en incluant les interdépendances, les équilibres entre toutes les espèces vivantes qui constituent nos habitats et composent les paysages. Il rassemble les initiatives qui tentent d’amorcer une transformation de nos manières d’occuper les territoires. Le troisième pôle “Modalités d’actions, Faire dans la matière” se situe davantage dans des formes d’adaptations qui s‘appuient sur une matérialisation spatiale et organisationnelle de nos manières de faire territoire. Il interroge les modalités du collectif, des communs, des visions divergentes et de ce que l’on construit ensemble. Le quatrième pôle “ Manières d’être au monde, Postures, États d’être”, celui-ci rassemble les initiatives qui tentent d’amorcer une transformation ontologique, culturelle de nos manières d’être en relation avec le monde, les milieux et les êtres qui les habitent avec nous. Il relie des approches plus immatérielles qui touchent à nos postures d’attention, aux sensibilités, aux représentations, aux cosmologies et aux imaginaires.

Pour vous donner un aperçu, nous vous proposons de détailler deux modalités :

“Recomposer autrement, penser avec la profondeur du territoire, retisser les liens”. En réponse à la montée des eaux et l’érosion des côtes, la question du maintien ou de la démolition des aménagements en front de mer est fréquente sur le littoral. Dans cette catégorie (ou sous cette modalité), nous avons regroupé des projets qui décentrent le débat en interrogeant les liens entre le rivage et l’intérieur des terres, souvent à l’échelle d’un bassin versant. Il s’agit d’études de recomposition spatiale de secteurs menacés (à Dolus d’Oléron ou sur l’estuaire de la Charente), d’ expérimentations de réouverture à la mer de terres poldérisées (programmes ADAPTO et PEPPS) ou de démantèlements d’infrastructures pour restaurer le fonctionnement écologique de rivières (comme la Sélune ou le Léguer). Ces projets et approches nous ont intéressées car ils proposent de remettre en discussion la question d’habitabilité de nos territoires, ils s‘inscrivent dans la négociation d’espaces et intègrent une cohabitation renouvelée entre humains et non-humains. Ils soulèvent aussi d’autres problématiques : Comment inclure toutes les formes de vie dans nos manières de penser le projet ? Comment amorcer des projets de transformations spatiales sur plusieurs générations ? Quelles seraient les postures permettant de ne pas renforcer les inégalités sociales déjà présentes sur le terrain ?

“Transformer nos manières de vivre, faire évoluer les pratiques, en lien avec les conditions futures”. Cette seconde modalité nous projette dans un temps futur  et nous met en situation d’imaginer les conditions de vie à venir, en lien avec les effets des changements climatiques et les contraintes qui se dessinent déjà aujourd’hui. Nous avons ainsi repéré des démarches de formation aux compétences à construire pour demain (Maison Glaz et l’Université de Bretagne Sud), de transport de marchandises à la voile (TOWT, Grain de Sail), de déconstruction navale (Navaléo), d’habitat démontable (Hameaux légers) ou d’autonomie énergétique (Belle-Île 2070). Ces projets participent à faire évoluer, localement nos modes de vie ; c’est-à-dire nos postures, organisations, manières de collaborer, de faire communauté, de produire, d’habiter, de travailler, de se cultiver. Les projets classés dans cette modalité soulèvent aussi plusieurs questionnements, notamment celui de la pérennisation de ces pratiques comme véritables alternatives accessibles à tous.

Ainsi avec ce travail, nous avons tenté de proposer un nouveau cadre de lecture de ce qui peut former une adaptation transformationnelle située, reliant un mélange d’actions, de postures, de manières de voir, de penser et de rapports sensibles aux lieux. La création de ces modalités nous a permis de mettre en perspective les pratiques et habitudes de pensées et d’en déduire des champs de réflexions et d’actions à mener. Pour nous, ces modalités sont à considérer dans leur ensemble, elles sont indissociables les unes des autres et dessinent, à elles toutes, une arborescence de l‘adaptation propre à un territoire donné. C’est cette reconnaissance plus élargie de ce qui fabrique l’adaptation qui peut permettre de nous amener, collectivement, à faire des choix qui renforcent nos capacités adaptatives, plutôt que de les diminuer.

6. Ambivalences et zones de flou

Notre enquête pourrait s’arrêter là, mais ces recherches sur l’adaptation transformationnelle, peuvent également contribuer à faire croire que nous sommes collectivement sur la voie de changements profonds et ainsi faire oublier les aspects dysfonctionnants de notre système. On remarque, en outre, que certaines actions d’adaptation (que nous avons rapproché de l’adaptation incrémentale, voir partie 4) peuvent également devenir des détournements qui servent finalement à maintenir le système en place à court terme, plutôt qu’à le transformer de manière radicale. Comme cela peut, par exemple, être le cas avec des projets de défense contre la mer qui confortent le système spatial actuel, en repoussant à plus tard les questions de déconstruction, réorganisation spatiale et du repli vers l‘intérieur des terres. Ou bien les projets accès sur la production d’électricité renouvelable, sans s’atteler à l’épineuse question de la décroissance énergétique de nos modes de vie.

Cette ambivalence de certains projets pose question, parce qu’elle entretient une zone de flou entre des formes d’actions qui seraient de l’adaptation et d’autres qui serviraient à donner l’illusion d’un changement de trajectoire de nos modes vie et d’habiter. Cette zone de flou, où tout devient adaptation, sans hiérarchisation de valeurs ou de temporalité, génère une perception partielle du danger et masque les transformations structurelles massives qui restent à effectuer. Elle empêche également d’avoir du discernement sur la réelle adaptabilité de nos modèles dans un climat et des paysages qui évoluent de plus en plus rapidement. Le risque est double : d‘une part, cette confusion nous détourne des questions essentielles sur les changements radicaux à opérer et l‘accentuation drastique des inégalités que ces bouleversements risquent d‘accroître ; d‘autre part (et c‘est peut-être le plus préoccupant), elle permet à des actions d‘adaptation superficielles de servir de prétexte pour éviter des transformations plus profondes mais politiquement plus difficiles à mettre en œuvre.

Conclusion

A travers cette étude, nous avons cherché à analyser ce qui était proposé et développé comme modèle d’adaptation aujourd’hui. Sur le terrain, les deux types d‘adaptation, incrémentale et transformationnelle, coexistent, mais on distingue cependant une grande asymétrie entre ces deux manières de concevoir l’adaptation. En effet, l’adaptation incrémentale reste largement prédominante, tant en nombre de projets développés qu’en termes de financements et soutiens institutionnels. En parallèle, les initiatives d’adaptation transformationnelle demeurent minoritaires, elles restent souvent isolées, éphémères et peinent à être reconnues comme des réponses légitimes aux défis climatiques. 

Notre travail s’est attaché à élargir cette reconnaissance de ce qui constitue et fabrique l’adaptation. Les projets et acteurs d’adaptation « silencieuse » (G. Simonet, 2020) que nous avons identifiés et analysés, représentent un potentiel à valoriser. Ils peuvent devenir un vrai socle local et autonome à soutenir, afin de permettre de nous amener, collectivement, à faire des choix qui renforcent nos capacités adaptatives, plutôt que de les diminuer. 

Plus qu‘une recherche de solutions prédéfinies, cette enquête propose un changement de paradigme, une transformation profonde de notre compréhension même de l‘adaptation. En révélant d‘autres manières de percevoir et d‘identifier ce qui fait adaptation sur un territoire, notre contribution au débat ouvre la voie à des questionnements plus complexes auxquels il est essentiel et urgent de réfléchir collectivement pour imaginer et construire nos trajectoires adaptatives. 

Comment les paysages vont-ils se transformer avec l’accentuation du nombre de tempêtes, l’entrée de l’eau salée, les sécheresses, la perte de la diversité du vivant ? Comment imaginons-nous vivre dans ces paysages dans 10 ans, dans 20 ans, avec quelles transformations des lieux et de nous-même ? Si certains espaces deviennent invivables, où seront les zones de repli, de refuge ? Comment répartir la diversité des usages des terres dans un climat de tensions et de conflits, où chacun veut avoir accès à des ressources qui se raréfient ? Comment accompagner les négociations, les arbitrages sans accentuer les inégalités ? Quels sont les espaces que nous décidons de protéger ou de consolider ? Et à l’inverse, quels sont ceux que l’on accepte de laisser à la mer, ceux que l’on abandonne ? Comment accompagner les déconstructions, les relocalisations et les traumatismes qu’ils engendreront ? Qui paiera pour le rachat du foncier à large échelle ? Combien de temps les assurances accepteront-elles de protéger des zones sujettes à de plus en plus de catastrophes ? Comment préparer le repli pour ne plus seulement agir en réponse à une crise mais par anticipation sur plusieurs générations ? En est-on capable ? Que deviendront les villes littorales qui dépendent essentiellement du tourisme et dont l’économie reste basée sur un modèle non diversifié ? Qui est-ce qu’on inclut et qui est-ce qu’on exclut dans les stratégies actuelles d’adaptation ? Comment produire une adaptation plus égalitaire ? Quelles seront les conditions de vie et d’habitabilité de ces milieux ? Qui les habitera avec nous ? Mais aussi, quels seront les absents, ceux qui disparaitront ? Et à l‘inverse, quels seront les nouveaux venus ? 

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