Barthélémy Schlumberger, Atelier de paysage Landescape
La tempête Xynthia a submergé le littoral atlantique dans la nuit du 27 au 28 février 2010. À La Rochelle, s’il n’y a pas eu de morts, les dégâts ont été considérables et les fonctions urbaines y ont été lourdement touchées, qu’il s’agisse des réseaux techniques, des bâtiments, des espaces publics, ou encore de la vie économique.
Suite à ces évènements catastrophiques et aux premières réponses d’urgence, l’État et l’Agglomération de La Rochelle ont réalisé un travail d’identification des bassins à risques sur l’ensemble du littoral, en caractérisant notamment les niveaux de danger par zones d’aléas (fort, moyen et faible). Parallèlement une analyse globale coût bénéfice (ACB) a été réalisée pour identifier les zones de retrait possible de l’urbanisation et les secteurs – notamment celui qui nous concerne ici – où le renforcement des niveaux de protection devait être prescrit. Notre projet s’inscrit dans le prolongement des orientations globales du Programme d’actions et de prévention des inondations (PAPI) sur le secteur Gabut Ville en Bois de La Rochelle, avec une enveloppe de travaux de 6,50 M€.
Consciente de l’impact paysager d’un ouvrage de réduction des risques de submersion sur un site à haute valeur patrimoniale (Secteur sauvegardé), la Commune de La Rochelle a lancé en 2013 un appel d’offres de maîtrise d’œuvre adressé à des équipes pluridisciplinaires ayant comme mandataire des paysagistes concepteurs afin de garantir l’intégration des ouvrages dans le site. La réponse de notre équipe (Atelier de paysage Landescape, Virginie Segonne-Debord architecte du patrimoine, Arcadis, Artelia et Cecibat) portait sur deux orientations méthodologiques engagées. La première était l’implication du public dans le processus de co-conception de l’aménagement par le biais d’une médiation culturelle participative. La seconde fut un travail en profondeur de compréhension de la dynamique d’implantation historique de la ville avec et sur la mer. Cette seconde orientation avait pour but, non d’intégrer un ouvrage de protection dans un espace public avec l’écueil des « pansements verts », mais au contraire de repenser l’espace public littoral à la fois dans ces dimensions patrimoniales et prospectives face aux enjeux du changement climatique.
L’agence Landescape propose de nouveaux processus d’aménagement pour répondre à la nécessaire adaptation aux enjeux du changement climatique. Ces propositions rebattent les cartes des pratiques urbaines existantes et se heurtent à des modèles culturels et sociaux qu’il faut questionner pour que la proposition d’aménagement – voir de ménagement du territoire – puisse être comprise et pleinement appropriée.
Il nous paraît nécessaire d’agir sur les volets culturel et social pour accompagner les maîtres d’ouvrage et les usagers dans ces transformations. C’est dans ce creuset que l’ADN de l’agence Landescape s’est formé : proposer des dispositifs de médiation culturelle participative pour questionner et tisser collectivement de nouvelles pratiques territoriales. Sur le projet du PAPI de La Rochelle, plusieurs dynamiques étaient présentes et parfois contradictoires : l’attrait de la mer avec son cortège d’images balnéaires, les Tours de La Rochelle qui sont un patrimoine exceptionnel faisaient l’identité de la ville, la mémoire encore vive de l’événement Xynthia vis-à-vis duquel la population souhaitait se protéger et la prise de conscience progressive de la montée du niveau de la mer. La médiation culturelle participative a été déclenchée dès les premières esquisses afin de sonder et prendre en compte le niveau d’acceptabilité du public vis-à-vis du risque submersion. Le dispositif (réalisé en collaboration avec l’ONG bleu versant) s’inscrivait dans le temps de la concertation réglementaire en proposant une installation de type Land Art dans l’espace public ainsi qu’une exposition.
L’installation a consisté à peindre près de 380 arbres en front de mer avec un badigeon de chaux arboricole et pigment naturel bleu. Cette intervention à grande échelle a permis d’inviter un large public – riverains, habitants, touristes – à venir participer au dispositif de coconstruction du projet. Sur chaque arbre, deux niveaux étaient représentés. Le niveau bas représentant le niveau d’eau atteint par Xynthia dans la nuit du 10 au 11 février 2010 et le niveau haut, la projection de la hauteur des ouvrages à créer pour un phénomène similaire à Xynthia + 20 cm. Ce niveau prenait en compte les phénomènes d’agitation et cette ligne haute apparaissait légèrement en biais dans une vue en perspective de l’ensemble des arbres : plus on s’éloignait du bord et plus l’impact des vagues se réduisait. Il était très important que tous les niveaux soient tracés par les géomètres de la ville à partir de données exactes. L’installation a ainsi montré de façon concrète et précise les niveaux d’objectifs tout en rappelant le niveau atteint par l’événement Xynthia.
L’exposition proposait une visite sur le site de projet (visites libres et guidées). De plus, l’ensemble des hypothèses de projets ont été soumises aux commentaires du public à la bibliothèque universitaire. Ce dispositif a permis de recueillir près de 500 réponses au travers d’un questionnaire s’appuyant sur des vues in situ et une dizaine de panneaux proposant plusieurs hypothèses de tracé. Le lancement et la restitution publique de cette démarche ont été organisés dans l’amphithéâtre de l’Université de La Rochelle situé à proximité immédiate du site.
Les conclusions de cette étape ont été multiples. Après à un premier temps d’étonnement du public visible sur le réseau social de la ville, les arbres peints sont rapidement devenus un symbole collectif illustrant la nécessité de notre adaptation au changement climatique. Ce dispositif a permis d’associer une très large population à la conception du projet où chacun pouvait échanger sur ces sujets souvent abstraits ou trop techniques. Les retours du public sur les différentes hypothèses d’implantation de l’ouvrage ont permis d’adapter le projet aux pratiques des habitants et à leurs perceptions de ce qui fait la qualité patrimoniale de ce lieu. L’un des points marquants reste cependant la réaction massive, sous forme d’injonction, de vouloir se défendre et non s’adapter : preuve que nous sommes toujours dans la dynamique de défense de nos positions sur le trait de côte. Or l’histoire montre que notre rapport au rivage n’a pourtant pas toujours été celui-ci comme le relate formidablement bien Alain Corbin dans son ouvrage « Le territoire du vide : L’occident et le désir du rivage ». La plupart des Rochelais a oublié que les zones submergées correspondent aux zones progressivement gagnées sur la mer par l’extension de l’endiguement suivi de remblaiements massifs des marais littoraux pour y construire de nouveaux quartiers, dont celui des Minimes.
Les hypothèses proposant l’adaptation du tissu urbain existant aux entrées maritimes ont donc été repoussées au profit de la protection collective du trait de côte. Seuls deux secteurs sur dix ont pu maintenir les entrées maritimes dans la ville. Nous ne pouvons donc pas parler de résilience urbaine mais d’adaptation de l’ouvrage aux spécificités patrimoniales et pratiques du site. Nous avons pu nous rendre compte que le public – en particulier les propriétaires privés – n’est pas encore prêt pour contribuer à l’adaptation des villes aux effets du changement climatique. Le blocage semble d’avantage financier et assurantiel que culturel. In fine, c’est par l’approche réglementaire que la ville s’adaptera progressivement. C’est le cas notamment avec l’obligation, inscrite dans le Plan de prévention du risque inondation (PPRI), de construire les nouveaux édifices avec un plancher bas à la cote Xynthia +60 cm.
Quatre années après, la chaux bleue sur les arbres est encore perceptible par endroits et correspond aux niveaux de protections des ouvrages en cours de réalisation. L’image de cet effacement de la chaux sur les arbres illustre assez bien celui la mémoire du risque. L’ONG bleu versant, partenaire de ce dispositif, propose aujourd’hui de repeindre quelques-uns des 380 arbres pour maintenir la vigilance du risque inondation. À présent, le véritable enjeu est de conserver dans la mémoire collective le fait que ces ouvrages ne sont pas des ouvrages de protection mais de réduction des risques. Ils peuvent faillir ou être franchis par des aléas plus importants que le niveau Xynthia + 20 cm retenu. Ainsi, le travail laborieux de l’arboriculteur qui chaque année rebadigeonne à la chaux le tronc de ces arbres fruitiers, pourrait devenir une référence en termes d’entretien et de réactivation de cette mémoire collective du risque inondation.
Un diagnostic multicritère a été réalisé avant de présenter les premières hypothèses de tracé au public. Il appréhendait l’ensemble des contraintes en présence et à venir afin d’établir un tableau d’indicateurs objectifs permettant d’identifier par secteurs les dynamiques à l’œuvre. Ces curseurs identifiés ont permis, lors de la concertation, d’appuyer de façon tangible le parti pris de l’esquisse et contribuer à faire varier collectivement le tracé de l’aménagement. Le secteur le plus remanié durant cette phase a été celui du Quai du Gabut sur lequel l’ensemble du linéaire de l’ouvrage a été repris en clapets amovibles, intégrés dans le platelage bois des terrasses, pour maintenir le rapport à la cale inondable et faciliter les usages des restaurateurs
Ainsi quatre principaux curseurs ont été identifiés et étalonnés. L’approche patrimoniale, tout d’abord, pour révéler les micros et macros spécificités des valeurs patrimoniales du site. L’approche socio-économique, ensuite, pour intégrer l’ensemble des usages existants et les potentiels à venir afin que l’aménagement apporte une plus-value collective et non une contrainte (application du principe de transformation et de résilience positive). L’approche par la mobilité pour intégrer l’ensemble des flux et déplacements liés au projet. Et enfin l’approche technique et financière pour la conception et un dimensionnement des ouvrages techniques (diversité des réponses techniques et économie générale du projet).
En parallèle de ces indicateurs objectifs et nécessaires à l’exercice de la coconception, nous avons réalisé une analyse sensible à différentes échelles permettant de présenter une synthèse certes subjective mais intégratrice des enjeux et des orientations d’aménagement. Nous avons ainsi réalisé des images mentales, associant sur une seule image et sans contraintes de représentation, des vues en plans, des textes, des images, des croquis… Dans un site réaménagé en couches successives depuis le Moyen Âge, notre visée était de révéler les lignes structurantes de ce palimpseste urbain traversant les époques pour insérer un ouvrage de réduction des risques de prêt d’un kilomètre et demi de longueur. La submersion marine, comme une goutte d’eau sur ces parchemins urbains, a permis de révéler certaines traces fondatrices de la ville et de son rapport à la mer.
Dans ce travail de tamisage, le secteur des anciens remparts de la Tour Saint Nicolas – qui délimitait au Moyen Âge la mer de la ville – à fait l’objet de fouilles archéologiques. Le résultat de ces fouilles a permis notamment de préciser le tracé de l’ouvrage à concevoir en l’implantant au droit de ces vestiges tout en prenant en compte les fonctionnalités et flux contemporains. Le tracé de l’ouvrage reprend celui de l’ancienne courtine. Le public d’aujourd’hui y évolue du niveau existant et inondable à celui du niveau atteint par Xynthia. Cet arpentage, contraint par des murs poids en calcaire, conduit les visiteurs vers l’ancienne porte du rempart de ville. Une passerelle en chêne sablé, en lieu et place de l’ancien pont-levis, vient franchir l’ancienne zone de marais. Ce paysage naturel disparu de slikke et shorre a été réinterprété pour accueillir les fonctionnalités des usages contemporains. La teinte grise de la diorite, proche de celle des vasières, renforce le contraste avec l’élévation calcaire du rempart faisant office aujourd’hui d’ouvrage de réduction des risques d’inondation au même titre que les autres dispositifs en béton, clapets amovibles ou encore batardeaux. Ce franchissement jalonne la lecture historique des limites successives entre mer et ville révélant ainsi la dynamique de conquête urbaine.
Pour nourrir cette approche, nous avons mis en place sur différents points du site des appareils photos à prise de vue régulière (toutes de 2 minutes sur 24 heures) afin d’établir une lecture chronotopique de chaque secteur, permettant de préciser les flux, les usages diurnes et nocturnes en fonction des horaires et des saisons. Cette méthode de conception a donc débouché sur une polymorphie de réponses aussi bien sur les ouvrages techniques que sur le traitement des espaces publics. La dizaine de typologie d’aménagement présentée ci-après, reflète cette diversité de la conception de l’ouvrage.
Après un an et demi de travaux le chantier arrive à son achèvement, libérant progressivement certains secteurs qu’un public impatient s’empresse de fouler et de commenter. La période de chantier a en effet coupé l’accès du public à cette frange littorale urbaine, comme une préfiguration des futures périodes d’alertes de submersion qui verront l’ensemble du dispositif se relever pour contrer les assauts de la mer. De profondes fouilles ont été ouvertes par endroits pour y fonder d’imposants dispositifs fixes ou amovibles de réduction du risque d’inondation. Le travail de nivellement fin du sol et de l’intégration des ouvrages dans les usages urbains a permis de lisser l’impact de ces ouvrages en épurant le site du chapelet de mobiliers hétérogènes et monofonctionnels accumulé dans le temps. L’attention du public semble à peine percevoir la présence de ce dispositif intégré laissant quelques frustrations aux concepteurs et gestionnaires de ces ouvrages de sécurité collective. Les clapets bancs dont l’assise est relevable en cas d’alertes submersion sont ainsi déjà appropriés par les promeneurs du front de mer.
Ces premiers tronçons hormis le square de l’Armide sont principalement minéraux permettant dès à présent de lire les lignes d’intention du projet. Ce ne sera pas le cas des secteurs en cours de finalisation qui a contrario seront plantés d’un gradient de végétation de plus en plus important et qui demandera du temps, celui de la dynamique végétale, pour lire la conception du projet dans sa pleine maturité.
La conclusion de cette expérience montre que la phase de médiation culturelle participative, dont il restera l’image symbolique des arbres bleus, a largement amplifié la participation de l’ensemble des acteurs permettant ainsi de nourrir le projet de façon itérative tout au long de son avancement. La mise en valeur du patrimoine est la grande gagnante de cette opération. La prise en compte de ces dynamiques constructives passées a permis d’affiner la conception et l’implantation de nouvelles fonctionnalités comme celles de la réduction des risques inondations. La dynamique du passé rejoint ici celle du présent et prépare celle du futur, tout au moins pour les cinquante prochaines années.
La partie à mon sens la moins aboutie de notre projet réside dans la question de la mémoire du risque et son activation dans le moyen et long terme pour éviter les écueils d’un passé récent : celui de l’oubli de la vulnérabilité. Nous pensions initialement que l’événement Xynthia, qui a révélé de façon traumatisante nos erreurs dans l’aménagement littoral, aurait permis d’engager dès à présent l’adaptation de l’ensemble des quartiers vulnérables au changement climatique. L’acceptabilité des riverains et en particulier celle des propriétaires privés a été ici un facteur limitant, fermant la porte à des processus structurels d’adaptation urbaine plus ambitieuse, intégrant le risque. Cela a eu pour effet de limiter notre action au foncier public. Cette nécessaire adaptation est néanmoins prise en compte dans les outils réglementaires du PPRI. Elle devra sans aucun doute être accompagnée d’outils de médiation culturelle pour tendre vers une véritable dynamique de résilience urbaine, compréhensible et acceptable par tous dont la représentation collective reste à formaliser.