Entretien mené par Klima (Sophie et Marie), le 23 octobre 2020, à Clisson, près de Nantes.
Klima : Bonjour Gilles Bruni, est-ce que vous pouvez vous présenter en quelques mots ?
GB : J’ai une pratique d’artiste plasticien, plutôt orientée autour du paysage. En tout cas, un travail de plein air, qui, depuis le milieu des années 2000, s’est de plus en plus ouvert vers des pratiques pour devenir collectives. En tout cas je cherche à interagir avec les populations des milieux dans lesquels j’interviens. C’est un travail qui reste transitoire, éphémère, pour lequel restent ensuite des travaux qui sont communiqués par le biais entre autres de publications, principalement.
Klima : D’accord. Et une humeur du jour ? Vous vous sentez comment ?
GB : ça va, juste un peu préoccupé de vous rencontrer et de vous attendre. D’ailleurs, vous avez vu, j’ai tout préparé !
Klima : Oui, c’est bien, on est contentes! C’est toujours bien les rencontres humaines. C’est plutôt ça, l’idée. On se rend compte que, finalement, autour de ces sujets-là, on essaye de tisser des liens, aussi, qui puissent perdurer.
GB : C’est ce qui anime mon travail aujourd’hui : l’idée des rencontres, d’être dans un travail interdisciplinaire, de s’ouvrir à des partenariats avec des gens qui sont extérieurs au milieu de l’art. C’est vraiment le fondement de ma pratique aujourd’hui. C’est pour ça que je pense qu’il y a beaucoup de ressemblances dans votre méthodologie et celle que je mets en place depuis des années, qui ressemble de plus en plus à une posture d’ethnographe, où il est très important à la fois d’observer les milieux, ça c’est ce que je pratiquais auparavant, mais pas que, et aujourd’hui, c’est vraiment augmenter le rapport aux habitants, aux gens qui peuvent vivre et résider dans des lieux. C’est cette interaction qui m’intéresse entre la façon dont on peut habiter des milieux et finalement les êtres qui constituent ces milieu, humains compris.
Klima : C’est arrivé comment ? Vous dîtes “au début c’était pas ça” ?
GB : Quand je dis que c’était pas ça, c’est que ce n’était pas à ce point-là, auparavant. C’est-à-dire que, au début, c’est un travail qui s’est construit à deux. On a travaillé pendant des années en duo, donc le duo est d’abord fondé sur un travail plutôt resserré sur le couple. L’idée de gémellité, etc., le travail entre dualité, et duel, l’aspect dual et duel. Et puis qui s’ouvre aux autres parce que, intervenir quelque part, c’est comprendre qu’on travaille parmi d’autres, au sens large. Nous ne travaillons plus avec Marc (ndlr: Marc Babarit) depuis 2005, du coup il est resté ce désir et cette nécessité de s’ouvrir aux autres parce qu’ils constituent les environnements dans lesquels je peux intervenir. Ce n’est pas un travail de sculpture au sens où je vais produire, par exemple, quelque chose à l’extérieur, que je vais installer dans un site par exemple, ou que je produirais à proximité. C’est un travail qui se fait sur le site avec les constituants du site, qu’ils soient de niveau environnemental, humain, non humain, et tous les caractères physiques du site. C’est une relation de rencontre entre moi et un milieu. Et donc, partant de moi et un milieu, je considère que mes congénères sont proches de moi, anthropologiquement. On établit des relations avec nos environnements et donc ça me permet de chercher à les entraîner, les stimuler, les intéresser, les embarquer dans le projet. Ils sont nécessaires à toute entreprise artistique pour moi. Je ne travaille pas seul. Je sais que je ne travaille pas seul. Ça ne m’intéresse pas.
Klima : Nous non plus. C’est pour ça qu’il y avait beaucoup de résonances quand on lisait aussi les textes sur votre site, par rapport à votre travail. On s’associait bien à certaines de vos recherches.
GB : Du coup, le travail que vous menez, l’idée de travailler comme ça, en groupe, avec le côté un petit peu polymorphe ou évolutif, c’est un peu ce que je recherche. C’est un peu aussi un idéal de pouvoir associer ou m’associer. Connaissant vos métiers, en tout cas une partie de vos métiers, il peut arriver des fois que j’aie des relations avec des architectes ou des paysagistes, particulièrement Laure Planchais, qui est paysagiste.
Klima : En tout cas, c’est beaucoup plus riche. C’est cet apport des récits différents, du vécu de chacun, de ce que chacun a comme perception de soi, d’un même environnement, pour en dire des choses différentes.
Klima : On avait quelques questions sur votre rapport à la mer. Où est ce que vous avez grandi, Gilles ?
GB : Ici. En fait, mes parents sont des immigrés et des enfants d’immigrés arrivés dans les années 1920. Ils ont bourlingué entre le sud-ouest, l’Algérie, retour, guerre, après-guerre et tout ce qui s’en suit. Je suis le dernier de la famille. Ils ont atterri dans cette région. J’ai grandi avec cet environnement et un rapport sur la côte nord-Loire. Depuis l’âge de 13 ans, on a pris l’habitude d’aller dans ces coins-là.
Klima : Est-ce que vous vous souvenez de vos premiers contacts avec l’eau ? Que ce soit l’eau douce ou l’eau salée ? Les profondeurs, les rivages ?
GB : Je suis incapable de parler de choses très anciennes. J’ai quelques petits souvenirs et en tout cas, ils sont très liés à nos campagnes, c’est-à-dire des ruisseaux. On allait trainer. Des mares aussi. Je me souviens, dans ce qui était une ferme, juste à côté, aujourd’hui, il y a un plan d’eau, c’était une mare. On passait des jeudis après-midis entiers à trainer avec le petit voisin, à gratouiller, faire des trucs, patauger, pêcher les tritons.
Klima : Quand vous dîtes que vous venez d’ici, c’est d’ici ? vous êtes né pas loin ?
GB : Moi je suis né à Nantes. Mes parents venaient d’arriver à Clisson quand ils m’ont eu. Donc je suis vraiment du coin. J’ai grandi avec le coin.
Klima : A quel rivage vous sentez-vous attaché ou relié ?
GB : Pour moi, au sens large, c’est breton. Je veux dire, je connais l’estuaire et le partage. Sud Loire, nord Loire. J’ai tout le temps été habitué au nord Loire et je me retrouve complètement dans ces paysages de côtes déchiquetées, des petites criques, roches, plantes un peu tourmentées, etc. C’est vraiment le milieu dans lequel je me sens bien. Si je descends, mais j’ai du plaisir à y aller, des terres basses, de marais, gagnés sur la mer. Ça devient des paysages complètement plats, sableux. Là-haut, c’est le granite. Ça n’est pas les mêmes mondes.
Klima : Qu’est-ce qui vous émeut dans le monde aujourd’hui ? Qu’est-ce qui vous inspire ?
GB : Alors, le monde ? Du coup, ça devient un peu large
Klima : Mais vous pouvez le prendre à l’échelle que vous voulez, qu’est-ce qui vous touche ?
GB : Je cherche à retrouver des contacts un peu comme ceux que je peux nouer avec mes congénères ici, avec des problématiques de milieux qui peuvent être à la fois très différentes et rester quand même communes, parce que les gens vivent dans des lieux, des endroits bien précis, très localisés, donc confrontés aux éléments et avec des questions économiques qui nous animent tous. Donc, du coup, je ne peux pas dire que c’est de la fraternité, mais on est un peu tous logés à la même enseigne. Et mon travail est très lié à l’eau. Mais ce n’est pas forcément une eau littorale. C’est quand même l’eau de mon enfance, ce sont les eaux douces, les ruisseaux, les plans d’eau, les rivières, les marais. N’ayant pas développé, de manière très avérée, des travaux comme ça, sur le littoral au sens strict…
Klima : Mais dans sa profondeur… On peut dire que les marais quand même ça fait partie justement de ces territoires littoraux, puisqu’ici c’est la profondeur. C’est ce qu’on essaye vraiment de travailler en tout cas, de travailler sur une perception de ce qu’est le littoral, dans une profondeur du territoire.
GB : C’est pour ça que je me sentais illégitime quand vous m’avez posé la question. Alors ce littoral profond, par contre, je le sens, je le ressens et je m’en inquiète depuis des années avec tous les questionnements autour du changement climatique. Un des points qui peut-être…le premier qui m’a alerté, parce que j’ai vécu pendant une quinzaine d’années à Nantes, c’est Nantes. De voir par exemple, après ça c’est un point de vue, une opinion, de voir que la ville s’entête à vouloir construire le nouveau CHU sur l’île de Nantes, pour moi je trouve ça aberrant, sachant qu’on a des contraintes climatiques qui montrent que les zones qui sont basses, qui sont liées à l’eau… non, surtout pas ! au secours ! on va éviter. On va plutôt les implanter dans des zones qui vont rester hors d’eau avec plus de certitudes. Parce que si vous avez la convergence de fortes marées, mauvais temps, d’arrivée d’eau de la Loire, c’est la catastrophe. C’est vraiment se mettre dans la difficulté. Je pense qu’il y a, pour moi, une prise de décision qui relève plus de choix politiques, de cultiver une image de la ville, etc., que d’une réelle prise en compte d’un avenir. Ça nécessite un accès facile, de pouvoir gérer facilement les populations qui vont circuler dans l’hôpital, alors que là, tout est contraint.
Klima : Oui, c’est aussi une prise en compte d’une géographie, en fait, même sans parler d’avenir. Comment se présentent les lieux … construire un hôpital sur une île, c’est particulier.
GB : Oui, tout à fait, mais ça reste quand même une situation préoccupante avec les questions climatiques. Il suffit effectivement qu’il puisse y avoir une convergence avec les montées d’eau d’un mètre, par exemple, avec de mauvaises conditions climatiques. Et même s’ils prévoient, à grand renfort d’argent, de protéger par des caissons, ou l’évacuation d’urgence par l’eau, je me dis, c’est un peu délirant. On pouvait peut-être choisir d’autres solutions.
Klima : On n’est pas à Venise !
GB : Oui, voilà, bah, déjà Venise. Alors je connais un petit peu Venise, pas beaucoup. Ma famille maternelle vient du nord de Venise, Pordenone. Si je vais chez eux, je passe de toute façon par Venise. Venise, pour moi, c’est une ville condamnée. Après le projet Moïse, ça me fait marrer. Ça ne marche pas. C’est du n’importe quoi.
Klima : C’est de la folie. C’est tellement d’argent.
GB : C’est déjà trop tard, depuis des dizaines d’années. C’est incohérent parce qu’on se plaint de … mais on laisse passer les gros paquebots. C’est le grand n’importe quoi. Donc, il y a quoi comme solution? Ah, on va reconstruire Venise à côté? ça pourrait être une solution? Ça va coûter tellement d’argent. Pourquoi? Je n’ai rien contre Venise, c’est un endroit qui est fantastique. Et voilà, je veux dire, on a des exemples du monde antique avec des villes englouties. Je crois qu’il va falloir, à un moment donné, apprendre à lâcher prise.
Klima : En tout cas dans la culture d’aujourd’hui, c’est très rare de l’entendre. Et puis même de le dire, on se le dit, mais ça veut dire aussi laisser énormément de…
GB : C’est presque comme si c’était une situation de guerre. L’autre fois, il y avait le Copil – j’ai oublié ce que ça veut dire – à Beauport. Une des questions, c’est la montée des eaux. L’Abbaye de Beauport donne sur l’eau. Les moines avaient construit des barrières, fait en sorte de se protéger du milieu marin. Il y avait une digue qui a fini par se désagréger, qui a été abandonnée. Puis ils ont fait une digue un peu en retrait. Et aujourd’hui, avec tout ce qui est en train d’arriver, on voit l’eau arriver. Puis on entend les discussions: “on veut garder ci, on veut garder ça, on a nos usages et tout”. Et puis, il y a un moment, tu te dis “bah, on fait quoi?”. Alors j’avais fait une photo où on voit cette digue qui est comme un rempart. On aperçoit l’eau de l’estran, qui est donc un endroit où l’eau circule et, à marée basse, on a juste un petit ruisseau, mais c’est un endroit qui est submersible. Puis, derrière la digue, une roselière. Voilà, le drame est là. S’installer. Tu as la mer qui monte à l’assaut. Derrière tu as la roselière qui résiste. Combien de temps? Je pense que c’est inévitable qu’à un moment donné, il va falloir choisir. C’est-à-dire que là, ils vont mettre de l’argent pour l’entretien de la roselière. C’est très important la roselière parce qu’elle est en train de se fermer et les gens sont attachés à la roselière. Elle a du sens sur le site, etc. On va y mettre de l’argent, mais pendant combien de temps ? Est-ce que ça du sens, à un moment donné, de continuer à mettre de l’argent? Si, par exemple, la situation devient intenable ?
Klima : En tout cas, oui, pour l’instant, on n’est pas dans une situation de changement de nos comportements, mais plutôt, on reste figé sur ce qu’on a. Effectivement, ça se relie avec vos questionnements.
Klima : Pour continuer, qu’est-ce qui vous intéresse dans cette mise en lien entre art et écologie ?
GB : Ce qui m’intéresse, ce qui m’a intéressé, c’est que je viens d’un enseignement agricole, du milieu des années 1970 et c’est là que j’ai découvert l’écologie. En cours. On était en pleine période productiviste. D’un côté, c’était la cohorte des ingénieurs agricoles, agronomes, qui vendaient le remembrement, l’agrochimie, tout ce qui s’en suit. Un productivisme, qui était l’«avenir», puis, de l’autre côté, quelques profs bio, écologie, qui chantaient leur petite musique, mais sans avoir une audience. Ils ont commencé à semer des doutes. Et ça, ça m’a vraiment frappé à l’époque, parce que je ne venais pas du milieu agricole au sens strict. Je n’avais aucun enjeu de reprise de ferme, ou quoi que ce soit. Je me sentais même de plus en plus étranger, quelque part, et ça, d’un coup, ça m’a fait prendre conscience de choses incohérentes, de fragilités, de devoir considérer finalement les milieux, et dans les milieux les êtres qui y vivent et avec lesquels il faut négocier, chercher des partenariats. C’est aussi la naissance de la lutte biologique. Je pense. Ça devait commencer puisqu’on en a parlé. Donc l’écologie c’était ça. C’est ce qui m’intéressait de vivre et d’appliquer en allant, après, plus tard, dans les milieux. C’est-à-dire que c’est devenu un outil pour moi de réflexion sur les milieux, de poser des analyses, faire des constats, de regarder les fonctionnements et de chercher à m’intégrer dans ce milieu avec toutes les contradictions que ça comportait en tant qu’élément intervenant. Parce qu’humainement, on est à la fois observateur et sujet embarqué, et acteur, on est un peu tout.
Klima : Et est-ce que vous pouvez nous décrire un ou deux projets, pour expliquer un petit peu votre démarche ? Et comment vous êtes devenu artiste depuis votre formation agricole ?
GB : Comment je suis devenu artiste? Alors dans le temps de cette formation agricole, ne m’y retrouvant pas trop, c’est vrai que j’avais des petites velléités, mais ça n’allait pas forcément beaucoup plus loin. C’est après. Après quand il a fallu choisir quoi faire. J’ai tenté un petit peu de fac, c’était un échec, mais c’est quelque chose qui m’a donné envie, l’histoire de l’art. Donc j’ai voulu pratiquer de la peinture par moi-même et je ne peux pas dire pourquoi, mais, tout de suite c’est le paysage qui m’intéressait.
Klima : En fait, vous auriez pu être paysagiste ?
GB : Non, je ne pense pas. Le goût pour le paysage, je pourrais dire que, c’est peut-être parce que l’un de mes repères c’était mon enfance et mes vécus dans la campagne qui m’avaient permis d’avoir une familiarité avec le monde végétal. Mais c’est une familiarité… Comment dire ? Environnement, proximité, connivence, mais pas de connaissances, c’était pas ça. Les connaissances qu’il y avait, c’était quoi ? Le voisin du village d’à-côté qui piègeait des grives, ceci, cela. Des petits trucs comme ça. Ou d’aller essayer de farfouiller dans un nid. Ce n’était pas de l’écologie au sens strict. Ça aurait pu se rapprocher plus d’un naturalisme. Donc peut-être que mon approche est plus naturaliste par le savoir que j’ai acquis par le passé, puis par moi-même ensuite. Quand je dis le savoir, c’est-à-dire la connaissance du fonctionnement des milieux, des chaînes alimentaires, des relations entre milieux physiques, voir un peu comment ça marche une biosphère.
Klima : oui, une curiosité…
GB : Ah oui et c’est super intéressant quand on va en extérieur, c’est-à-dire de pas avoir une lecture… Parce qu’après, en regardant et lisant ce qu’était le paysage, tu es confronté au paysage de la peinture qui ne sera pas celui du géographe, du paysagiste, de l’écologue. C’est extrêmement troublant d’ailleurs. Et j’ai oublié le paysage de l’agriculteur, de l’ingénieur agronome. Donc quand on regarde, on peut les superposer, mais ce ne sont pas les mêmes éléments qui sont saillants. On ne voit pas le même paysage.
Kima : C’est ça qu’on disait au tout début. Mais c’est ça qui est bien non ?
GB : Oui alors, après, sur un plan universitaire, parce que j’ai fait après un doctorat en arts plastiques, autour de ces questions-là, des installations, ou du travail en extérieur, et donc qui questionnent aussi le Land’art, Effectivement, je me suis penché sur la question des représentations et donc forcément celles qui viennent du monde de l’art. Et qu’est-ce que je pourrais donner pour conclure cette question autour du paysage? C’est la question politique. C’est-à-dire qu’en fait, au fil du temps, j’ai l’impression qu’à chaque fois que j’échafaude quelque chose, à un moment donné, je vais être confronté à la question politique. Le dernier bouquin que j’ai lu, qui m’a vraiment plu parce qu’il est court, hyper efficace, et riche d’enseignements, c’est le bouquin de Rancière (ndlr: Jacques Rancière, Le Temps du paysage. Aux origines de la révolution esthétique). Je suis désolé, je ne vais pas forcement avoir une grosse mémoire, mais il porte sur les discussions animées qu’il a pu y avoir en Angleterre au 18ème siècle sur cette question qui est l’avènement du pittoresque, dans cette grande discussion qui a eu lieu en Europe entre ce qui se passait en Angleterre, ce qui se déroulait du côté de Kant, et en France, avec l’arrivée de la Révolution française. Rancière insiste sur la dimension politique. Je suis d’accord avec lui que la naissance du paysage chez les possédants, les dominants, est un acte politique. Et les Anglais, quand ils le constituent, c’est bien un “pour soi”. Quoi qu’il y ait aussi l’idée d’un “pour les autres”. Mais au fur et à mesure, ça se ferme de plus en plus sur le pour soi. C’est un mouvement qui est a contrario … alors, vous allez dire que je suis en train de me contredire, mais je ne pense pas. C’est-à-dire qu’a contrario, on a aussi la liberté du paysage, comme celle que j’avais défendue quand j’avais travaillé dans le lycée agricole en résidence. Il y avait un problème, une problématique de haies et la haie était une zone de passage entre un parc de la ville de Saint-Herblain, au nord de Nantes, et le lycée lui-même. Or, les établissements scolaires ont normalement nécessité d’être fermés. Du moins les lois qui sont arrivées en terme de protection ont amené plutôt à la fermeture. Alors un lycée agricole, c’est grand. Ça contient des terres. Ça peut faire des fois 20 à 30 hectares Donc il était confronté à ça. Et moi, ça m’intéressait de voir la dimension humaine de part et d’autre de la haie et de voir aussi que ça reposait autrement la question du paysage comme étant une espèce d’acte de liberté, par la vue, par laquelle on embrasse des espaces qui sont en réalité morcelés, divisés, appropriés. Donc, il y a la contradiction entre la liberté d’accès aux paysages, physiques.
Klima : et la liberté de la vue.
GB : et peut-être une liberté de la vue. Quoiqu’à certains endroits, on voit qu’elle peut être aussi barrée par des clôtures, des murs. Ce qui se passe derrière d’ailleurs, des maisons, tout ce qui s’en suit. Des forêts aussi. Moi, je pense que là, il y a quelque chose d’intéressant qui est certainement à débattre, sachant qu’aujourd’hui, on est arrivé aussi… comment dire …à quelque chose qui deviendrait un autre extrême, un désir, voire même un délire de nature, de nature profonde, et donc qui devrait être soustrait des activités humaines. Là, j’étais la semaine dernière sur le mont Aigoual, dans le parc national des Cévennes. J’ai rencontré des gens du parc. Il y a l’idée de faire une intervention là-bas et c’est compliqué puisque c’est un milieu protégé. Et pourtant, en même temps, ils acceptent une activité agricole, c’est-à-dire que tu vas sur le Mont Aigoual, à côté tu vois des vaches. Donc, il y a une négociation qui doit, à mon avis, jamais être tout le temps facile entre le monde qui exploite, le monde agricole, et le monde de la protection. Mais il y a des milieux extrêmes qui recherchent la protection totale. Et qui sont excluants. Je vois par exemple ce qui m’a le plus scandalisé dans ce que je pouvais lire, dans des articles, c’est ce qui se passe en Afrique du Sud.
Klima : Oui, où ils excluent certaines populations pour faire des zones protégées
GB : Voilà. Qui sont protégées des populations extérieures, mais qui sont ouvertes finalement aux dominants, c’est à dire des organisations de chasse, des trucs comme ça. Alors, on retrouve le même phénomène au bout du compte que ce qu’ont fait les Anglais au 18ème siècle, en fermant progressivement ces domaines. C’est-à-dire que là, en fait, ce sont des espaces, des domaines réservés.
Klima : Après, en fait, je pense qu’il y a plein de variations. Par exemple, ils ont racheté une forêt collectivement. Je ne me rappelle plus de la région. Ils ont racheté une forêt collectivement. C’est Baptiste Morizot qui en parle. C’est un groupe. Ils ont donc racheté ces terrains. Je ne sais plus combien d’hectares, 200 hectares de forêt, effectivement, qu’ils ont fermée à la population, mais c’est pour une régénération de ce milieu. Donc, l’idée, c’est vraiment de l’acheter de façon collective pour qu’elle appartienne à tous, sachant qu’on n’y va pas, mais que c’est fait pour une régénération du milieu, par les vivants eux-mêmes, c’est-à-dire tous les êtres vivants qui eux vont l’habiter, c’est à dire qu’elle est excluante pour nous, mais pas pour ces vivants-là, les autres…
GB : Oui et non, c’est-à-dire qu’en fait, t’as déjà donné une partie de la réponse dans ce que tu m’annonces, c’est-à-dire que c’est une décision collective. C’est-à-dire qu’en fait c’est un renoncement, alors que ce qui s’est passé sur l’Afrique, ce n’est pas du renoncement. Ce qui s’est passé en Angleterre, ce n’était pas du renoncement, c’est de l’exclusion finalement des paysans qui utilisaient des communs, et, de fil en aiguille, tout cela a été une stratégie pour mettre au travail les populations agricoles, qui se sont retrouvées confrontées à devoir aller bosser dans les industries naissantes. On voit qu’il y a des enjeux et puis que c’est animé d’arrière-pensées, par exemple. Mais ce que tu dis, ça se rapprocherait plus de l’esprit…
Klima : C’est ASAP le collectif…
GB : Je crois que j’ai lu ça quelque part, ça me fait penser à quelque chose qui serait à l’opposé de ce qui se passe à la ZAD sur l’aéroport, puisque là, du coup, on est dans un espace intriqué, humain, végétal, animal. C’est un peu cette recherche que j’ai ressentie là-bas.
Klima : agriculteurs propriétaires et agriculteurs qui s’installent, ou pas agriculteurs mais qui le deviennent. Il y a intrication de beaucoup de choses. C’est intéressant.
GB : Tout à fait. Oui. Je trouvais que finalement, ça me faisait penser un peu à ces forêts sacrées. D’abord, elles existent, elles existent en Afrique. Mais je veux parler de la Grèce. Ça ne vous dit rien ?
Klima : Non.
GB : C’étaient ces espaces qui étaient interdits à l’accès et l’utilisation humaine. Finalement, c’est un peu comme si c’étaient des espèces de réserves du sauvage. Parce que ça fait partie du panthéisme.
Klima : c’est en Grèce ?
GB : Oui, mais c’est pas le terme de “forêt sacrée”. J’ai oublié le nom. Oui, oui, il y a des espaces dans lesquels on n’est pas censés accéder.
Klima : Un peu comme le Mont Fuji.
GB : Par exemple, oui, voilà. Parce que là, on est dans un rapport au sacré. Du coup, dans le panthéisme grec, effectivement, il y a des zones qui sont le domaine des dieux. Le sauvage, donc, c’est comme si on avait interprété qu’il était nécessaire de laisser des choses qui restent de l’altérité, du non-touché. Comme s’il y avait une espèce d’interdit qui pèse là-dessus. Et quand tu me racontes, qu’on peut fabriquer des espaces volontairement fermés, laissés à eux-mêmes. Pour moi, ça serait un peu l’équivalent…
Klima : Mais dans l’idée de régénération quand même.
GB : Oui. Ben oui, bien sûr, je veux dire “c’est comme si”, je veux dire, ce n’est pas totalement équivalent. Je vous vois tiquer…
Klima : on passe à vos projets? Pourriez-vous nous présenter un peu vos projets pour ceux qui ne les connaissent pas ?
GB : Pour commencer, voilà un travail qui est récent puisqu’il est de 2016, à la Nouvelle-Écosse, et je trouve peut-être que ça résume un peu des questionnements que je peux avoir parce que ça croise les questions humaines, les questions de milieux. L’histoire m’intéresse fortement puisque ça m’apporte une profondeur des fois, dans l’usage. Ici, c’était dans un havre, donc dans un espace, qui était fermé, avec une ouverture à la mer qui a servi aux Amérindiens, les Micmacs, comme zone de chasse, pêche et chasse de gibier d’eau, et dont ils ont été chassés progressivement, dans la zone dans laquelle sont passés les Français. J’avais lu un document dans le musée local. Puis l’arrivée des Acadiens. Ils ont occupé toute la région de la Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick, etc., avant d’être chassés par les Anglais à partir de 1755. C’était la grande invasion par le Nouveau-Brunswick, ils arrivaient d’Halifax, de ce qui va devenir Halifax. Et j’aimais bien cette histoire qui est vraiment une stratification temporelle dense et assez rapide, avec un milieu aussi dans lequel je ressentais un peu ces mêmes choses. C’est à dire que l’on était dans des arrivées d’eau avec des zones alluviales qui pouvaient faire circuler de l’eau, créer de l’atterrissement, et là j’étais dans une zone qui, on pourrait dire, faisait penser à de l’atterrissement, en interaction avec le changement climatique. C’est-à-dire qu’il y avait des endroits où cette espèce de barrière d’entrée du havre a été emportée, s’était effondrée. Et donc dans ce milieu j’ai trouvé un ancien passage, qui était, je ne sais pas depuis quand historiquement ça l’était, qui était un passage submersible et qui permettait d’accéder à un endroit où, au 19eme siècle, il y avait des bateaux qui arrivaient, pour livrer des patates, un lieu de déchargement. C’est un lieu pratiqué, en usages. Mais voilà, c’est les usages canadiens où il y a eu des fois une pratique de l’eau assez commune, parce que c’est peut-être plus traditionnel. J’aimais bien voir les gens qui, spontanément se retrouvaient à longer la structure, mon installation. Donc là, avec l’eau qui monte. Et puis une eau pour laquelle les gens sur place me posaient la question avec l’effet des tempêtes. Ça pouvait monter assez haut, et abîmer un peu ce pourtour. Donc cette structure, moi, ce que j’aimais bien, c’était son jeu de marée haute, marée basse, avec l’idée de dépôts, qui était un peu comme cette histoire de stratification qui s’était déroulée au fil du temps, sachant que pour que vraiment ça soit efficient, il fallait la laisser. Sauf que ça a été démonté à l’orée de l’hiver, parce qu’ils avaient peur que ce soit pété par les glaces et tout, et que ça vienne encombrer l’espèce de chenal à côté, etc.
Klima : Donc c’est vous qui l’avez créée ?
GB : Oui j’ai embarqué deux personnes, j’avais un assistant collaborateur principal, avec qui on a eu un bel échange sur place, quelqu’un qui était sur place, un artiste aussi. Ce sont des vues que j’avais sélectionnées où il n’y a pas de phases de construction ou de fréquentation. Du coup c’est un désert, alors que ce n’était pas forcément désert. Voilà une marée basse. Ça m’intéressait de voir les choses qui se déposent. Ça me faisait penser aux tables à huîtres, et là-bas eux aussi ça leur faisait penser à autre chose. C’était les pêches qu’il pouvait y avoir au 19ème siècle, par exemple, les poissons qu’on mettait à sécher ou traditionnellement les pêches organisées par les Indiens qui créaient des espèces de barrages avec des passes pour les piéger. Ça avait aussi un sens là-bas. On avait discuté et on retrouvait à marée basse ces espèces de passages qui accompagnaient, qui pouvaient accompagner, une circulation.
Klima : et “The Landing”, pourquoi ce titre-là ?
GB : Atterrissement. Moi, je l’ai baptisé parce que…, pour deux raisons. “The Landing” c’est ce lieu de promenade, là-bas, c’est comme ça que ça s’appelle.
Je trouvais important de commencer par ça, parce qu’il me semblait que c’était une belle introduction au travail en lien avec les préoccupations que je peux avoir quand je vais sur le terrain. Et c’est vrai que ces préoccupations touchent au littoral, littoral profond, sans que je sois quelqu’un du littoral. Ce sont des questionnements, souvent, pour moi, qui sont liés, par exemple, à celles du changement climatique et la façon dont je ressentais une inquiétude chez les gens que j’avais rencontrés, qui me touche. Mais c’est toujours d’un point de vue terrestre. Je suis à la limite de cette articulation avec l’eau, mais je ne suis pas un poisson comme je ne suis pas quelqu’un de forcément très, très à l’aise dans l’eau, avec l’eau.
GB : Ce deuxième travail c’est Circum Lacustre qui s’est tenu dans les marais, marais et lac de Grand-Lieu. Et ça, c’est un travail qui a été hyper important pour moi. Qui a commencé fin 2016, vraiment extrême fin 2017, donc c’est plutôt 2017 et ça se termine en 2018, ce qui est une aventure très longue, qui a été rendue possible par Arnaud de la Cotte qui lui est plutôt curateur et qui est organisateur de résidence, plus d’ailleurs souvent d’écrivains.
Klima : avec l’association l’Esprit du lieu ?
GB : voilà, c’est ça. Avec Arnaud, se connaissant, a pu se créer une complicité qui a été exceptionnelle, parce qu’à la fois, il a permis d’accéder à tous ces milieux, de me laisser mener mes affaires, de m’accompagner régulièrement, donc, à la fois comme un formateur qui me permet en ethnographie, qui me permet d’avoir des contacts, d’établir des contacts, de découvrir des choses et aussi parce qu’il va suivre et documenter le travail filmé. Je ne sais pas si tu as vu sur le site ?
Klima : Oui.
GB : Très bien. Du coup, je pense que le film en dit beaucoup, sans le dire toujours directement. Mais il en dit beaucoup, parce qu’il y a des moments d’interviews, des moments d’exploration qu’il y a dans le milieu, qui disent beaucoup de cette pratique. Quand vous racontez de la rencontre, de l’exploration, d’investiguer un petit peu le milieu, d’aller rencontrer les acteurs. Alors moi les acteurs, ça a été, même si ce n’est pas quelque chose qui est, comment dire, cadré complètement par avance, c’est ouvert à des acteurs non humains. C’était l’objectif. Donc vous avez vu dans le film, principalement, on va dire les carex, puis le ragondin, par exemple, l’écrevisse.
Klima : On le rencontre plutôt mort.
GB : Oui, tout à fait, d’ailleurs, c’est horrible parce que ça me faisait, ça nous faisait marrer, avec Arnaud, on est un peu, on est un peu comme ça, quand on est ensemble, on rigole un peu comme des bossus, c’est-à-dire que, à la fois, comment ne pas être immédiatement dans des formes d’empathie béate? mais des fois, d’essayer de garder cette posture de l’ethnographe, d’ailleurs d’essayer de rester, des fois, en même temps un petit peu à la limite, un peu à l’extérieur, d’observer? C’est-à-dire de pas chercher à juger d’emblée les pratiques des gens.
Klima : Vous cherchez à les pratiquer vous-même, par contre. Quand vous grattez la peau.
GB : Attends, je ne l’ai fait qu’un petit peu. Pour moi, c’est difficile. Et le, comment dire, le pelletier a fini par le faire, il m’a dit “mais attends, tu te démerdes comme une brêle?” C’est vrai, c’est normal. Ce n’est pas mon métier. Alors que lui, il fait les choses. Donc, j’ai essayé aussi, j’ai pas mangé de ragondin. J’aurais dû en manger. Ça n’a pas été fait.
Klima : Le baptême de la chair.
GB : Y aurait d’autres trucs, parce que vous n’avez pas vu…
Klima : On avait quelques questions sur les liens au paysage. Est-ce que vous connaissez Glenn Albrecht ? Sinon, je vais vous en parler un petit peu. Ça vous dit quelque chose ? Donc, c’est un philosophe australien qui travaille sur nos liens à la nature. Et il a cherché à traduire certaines émotions en inventant de nouveaux mots. Il a notamment inventé le mot “Endémophilie”, qui signifie l’amour portée à des paysages endémiques, à une mer, à un horizon, à un sommet de montagne où le mot “Uteria”, qui désigne ces instants précieux ressentis lorsque nous nous sommes immergés ou avalés par un paysage.
Klima : Avez-vous, vous-même, déjà ressenti ce type de sentiment ?
GB : Je pense que oui. Après, c’est difficile d’être très précis, mais oui, c’est ce qui active mon intérêt pour les paysages, il est chiant le mot “paysage”, faudrait qu’on arrive à … comme le mot “nature”, des fois, de faire un peu le bilan et d’essayer de repréciser.
Klima : Milieu ? lieu ?
GB : Voilà, c’est différents aspects. Ce n’est pas simplement celui de paysage et donc ça fait partie de mon champ d’investigation, quand je vais dans un milieu. C’est-à-dire que ce n’est pas forcément des milieux comme le premier qui serait presque océanique, ouvert, qui serait presque des choses très larges, sentiment donné comme des espèces d’immensité de nature ? Ça pourrait ressembler un peu à ça ?
Klima : Oui, mais chacun le relie à des choses qui lui sont propres. Certaines personnes qui vont le relier à l’immensité. D’autres, justement, l’idée d’être entourés de nature très luxuriante, plutôt cocon, c’est ça qui va… ça dépend.
GB : Là, tu parles des deux termes ?
Klima : Oui.
GB : Le premier terme qui serait plutôt…
Klima : Endémophilie. Du coup, c’est l’amour porté à des paysages endémiques, à une mer, à un horizon ou à un sommet de montagne.
GB : C’est celui-là dont je parlais. Par exemple, le mont Aigoual, l’autre fois, c’était ça. C’était d’abord celui-là, c’est-à-dire qu’effectivement, d’aller sur au sommet, c’est avoir à faire à des, comment on dit?, à des ensembles, des masses, des couleurs et des sensations, liées à la température, le vent. C’est ce qui pourrait se rattacher un petit peu à des choses comme on trouve dans les peintures de Friedrich? des Romantiques. Sans forcément tomber dans le sublime, des choses qui sont toujours, qui seraient un petit peu ce sentiment de petitesse face à la force des éléments qu’on va retrouver, beaucoup chez Turner. Donc, pour moi, ça peut être paisible. Ça peut être très, ça peut être très doux, mais c’est un sentiment. On pourrait dire de …, on pourrait presque dire plénitude ?
Klima : Oui, mais il travaille aussi sur la perte de ces éléments-là, par exemple, ce chercheur. Il essaye de traduire toutes les émotions qui sont aussi actuelles, aujourd’hui, justement, de ce qu’on peut ressentir par rapport à la perte de certains milieux. Il ne travaille pas que sur cette idée du sublime, de la nature. Là, je vous ai cité effectivement ces deux mots qui sont plutôt des rapports de liens très forts, quand on se sent immergé, ou on travaillait aussi sur l’ idée du sentiment océanique.
GB : Mais quand tu parles de la perte, tu penses à quoi, par exemple ?
Klima : Par exemple, il a essayé d’exprimer, Il faut que je retrouve le mot, s’il y a une énorme carrière devant chez nous, parce que lui, c’est ce qu’il a vécu, des énormes tractopelles qui viennent creuser tous les jours et qui détruisent le milieu qu’il voyait autrefois. Il essayait d’inventer de nouveaux mots pour traduire cette idée de: on détruit un milieu, cette idée de perte du milieu qui était rattachée à soi, qui faisait partie de soi.
GB : Oui, c’est quelque chose que j’ai vécu directement et indirectement, soit moi-même, soit par l’entremise des autres, des gens. Pour faire très court, moi, par exemple, ici, tout simplement. Étant petit, tout autour, c’était la campagne, ça, ça n’existait pas, c’était un champ, les vaches, les pommiers libres et ainsi de suite. Et là, pour moi, la perte, c’est d’abord la disparition de, tout simplement de la campagne.
Klima : On a vécu ça toutes les deux aussi.
GB : Et là, ça n’a rien à voir avec ce que j’ai connu. Là ça y est, c’est complètement installé, le pavillonnaire, ça continue, d’ailleurs, il reste juste la ferme avec le corps, les bâtiments qui n’ont pas changé, on va dire.
Klima : Et la mare existe toujours ?
GB : C’est plus la mare. D’abord, elle est privée, je n’y ai plus accès, mais elle ne ressemble plus à la mare. C’est devenu… la mare c’est un point d’eau pour les bêtes, par exemple. Après, quand ça devient un objet “décoratif”, c’est plus pareil. C’est plus le même sens, le même intérêt.
Klima : “Les émotions de la Terre”, ça s’appelle son livre. Il est sorti l’année dernière. Mais continuez, je vais retrouver. “Solastalgie”, ça ne vous dit rien ?
GB : Si si, je pense que j’ai dû lire des trucs sur ce qu’il a fait. Parce que ce que tu racontes, oui, ça fait partie quand même de…
GB : Je ne pense pas avoir été touché par ça.
Klima : Même dans votre milieu ici, alors que vous le décrivez ayant énormément changé ?
GB : Oui, mais pas au point où lui le décrit. Il en parle comme étant quelque chose de tellement fort que c’est …
Klima : Mais je pense que ça dépend aussi. Et là, on s’éloigne, mais … ou pas. Mais là, si on compare à effectivement nos trois milieux qui ont énormément changé depuis notre enfance, ils ont changé avec de la vie humaine, mais pas lui. Il l’associe vraiment à la destruction d’un milieu pour de l’industrie et pour quelque chose de beaucoup plus ravageur. Après, il n’y a plus rien. Ils laissent un espèce de néant. C’est encore plus…
GB : Oui, oui.
Klima : Nous, c’est pour de la banalité, ce qui est déjà assez triste aussi, non?
GB : Je ne sais pas si c’est de la banalité, c’est de l’expansion humaine. Je dirais. Ce n’est pas banal. Je ne trouve pas ça banal non plus.
Klima : Oui mais dans le sens que ça peut être la même chose, ce lotissement, que si vous venez dans d’autres régions. Dans ce sens-là, peut-être, on peut le percevoir comme banalisant puisque c’est même.
GB : Je ne suis même pas sûr que quand tu parles avec des agriculteurs qui … J’ai l’impression que ce que tu racontais, que certains agriculteurs le ressentent, peut-être, parce que c’est la dégradation des terres. La terre, c’est le fondement même de leur culture, de leur outil de travail et tout, etc. Et j’en connais un agriculteur, peut-être pas rendu à ce point-là, mais ils sont hypersensibles à cette disparition de la terre. Là d’après ce que j’ai compris, Mont Aigoual, les Cévennes, tout près de l’endroit où j’étais, des pans entiers de de pente, sont partis, avec les terres. Les agriculteurs sont redevenus des sans-terre. Ils ont perdu leurs terres, elles sont parties dans la rivière. Par exemple. Donc, je pense que ce que tu racontes de la destruction, c’est de la destruction humaine. Oui, le bétonnage des terres, en ce moment, l’artificialisation des terres choque les agriculteurs, peut les traumatiser, et t’as aussi maintenant l’arrivée de ces destructions par les événements naturels, qui sont, en réalité, aussi, des fois, des causes indirectes de nos activités humaines.
Klima : Oui, c’est ça.
GB : Mais la première chose qu’il ressent, l’agriculteur, quand il perd ses terres, c’est pas l’activité humaine, c’est la catastrophe naturelle. Parce que c’est ta première réaction, c’est ton premier sentiment. Il est immédiat, il est violent. Après, tu feras peut être une analyse de chercher les causes, encore que, je ne sais pas. Pour moi, ce sont des questions, ce que tu évoques, c’est en même temps très difficile, parce que c’est quand même, tu as l’impression qu’il y a des couches, des entremêlements de choses, de sentiments, des choses personnelles, des choses que tu dis qui sont liées à des affects, à des compréhensions.
Klima : Et des choses qu’on critique, mais qui sont liées à des comportements qu’on a aussi. La carrière… On construit une maison, on construit des routes, on s’en sert de tout ça, on ne rejette pas ça et du coup ce sont des conséquences
GB : Tout à fait. Je suis d’accord. Je pense que c’est communément ce que l’on vit. C’est-à-dire que quand tu appuies sur un bouton, tu n’as aucune conscience du coup de silex que tu aurais dû donner pour allumer un feu, alors que là, tu es en train de participer au fonctionnement d’une centrale nucléaire, par exemple. Je crois qu’on s’est tellement distancié des fois, de l’enchaînement comme ça des actes techniques qui produisent telle ou telle chose, que l’on en perd la conscience. Je veux dire, t’achètes un truc sur Amazon, t’es pas en train de penser, en permanence, que t’es en train d’alimenter des serveurs qui sont d’une voracité extrême, que tu es en train de rendre complètement fous des gens qui courent sur des routes pour venir te livrer ton merdique paquet. Pourtant, c’est ça. C’est aussi une construction sociale, cette situation, le fait de nous mettre à distance des effets, de ce que l’on produit sur notre environnement.
Klima : C’est hors-sol.
GB : Oui, c’est ça, C’est complètement hors-sol. On nous a “hors-solisés. C’est vraiment le sentiment profond que je ressens depuis mon passage au lycée. Cette “hors-solisation”.
Klima : On nous reproche des choses qui sont pas à cette mesure-là, comme éteindre le robinet quand on se lave les dents, des petites choses comme ça qu’on nous dit “faites attention” alors que c’est tellement énorme ce qu’il y a à côté et ça, on le cache. Et il y a une disproportion, une déconnexion entre les messages un peu de culpabilisation mais qui peuvent aussi aller dans une sorte d’apprentissage, d’enseignement qu’on apprend aux enfants, et une déconnexion entre ça et ce à quoi il faudrait en fait faire attention.
GB : Ça, c’est la stratégie, je pense de la part des industriels et des politiques, de détourner l’attention et tout particulièrement dans ce système ultralibéral, de responsabilisation à outrance de l’individu. Nous individualiser de plus en plus, de faire porter la responsabilité sur les individus au lieu d’aller aux causes, qui est, par exemple, de l’invention de la canette aux États-Unis qui devient extrêmement toxique parce que vorace en matériaux, qu’il faut produire, que l’on balance. Et après “Ah, mais il ne fallait pas balancer”, alors que l’industriel, normalement, pourrait être tenu responsable de devoir récupérer ces matériaux et de les recycler. Non, il s’en est débarrassé sur les gens.
Klima : s’il y avait une consultation citoyenne qui était lancée sur un sujet de l’adaptation. Qu’aimeriez vous proposer qui fasse sens pour vous? Qui pourrait alimenter une vision collective de l’adaptation?
GB : Alors la dimension collective, je ne sais pas, par contre si je prends ce qui a conduit notre pratique avec Marc au départ, on a toujours parlé dans notre travail entre adaptation et adoption, c’est-à-dire que du coup, ça peut aussi déborder. Mais l’adaptation on s’est bien rendu compte, quand on va faire un travail, comme je l’avais déjà dit, ce n’est pas arriver comme des sauvages, imposer une vue, c’est aussi s’adapter à des conditions du milieu, des gens qu’on rencontre, savoir, écouter, observer, etc. Et inversement, les gens aussi, il y a nécessité, donc c’est presque une co-adaptation qu’il faudrait dire. Il y a aussi nécessité de leur part de nous…Alors on n’a pas utilisé la co-adaptation. Je pense qu’on parlait plutôt d’adoption dans l’idée que plutôt, il faut que les gens adoptent, que le milieu nous adopte. Même si c’est une fiction quand c’est avec le milieu au sens large.
« Comment embarquer les gens sur des process dans des milieux, avoir des actions, des activités ? », parce que c’est une façon de faire entrer les gens dans du concret, dans des relations empathiques, parce que tu touches aux choses, à des phénomènes d’ordre psychologique aussi. Et donc, je trouvais que c’était une voie importante pour moi d’entrer dans l’adaptation, ou peut-être de retrouver du lien avec des milieux, de les expérimenter. Alors il y a une nouvelle notion que peut-être que j’aborde plus. Et là, j’en ai parlé avec le philosophe Rémi Beau, c’est l’ « attachement ». Je me suis rendu compte que par ces pratiques, par ma pratique, je suis amené à développer de l’attachement. Ça, c’est un phénomène que l’on développe tous plus ou moins dans les milieux dans lesquels on est impliqué, on va vivre. Par l’enjeu de ma pratique artistique, les gens que je peux embarquer, j’ai testé ça avec un groupe dans le Choletais, des gens qui étaient dans une association d’insertion où j’ai mené une résidence. Je les ai embarqués sur un milieu et j’ai trouvé ça très drôle d’être à la fois organisateur, observateur et en même temps, de voir un peu comment le groupe a évolué, ça m’a beaucoup plu. On est en train de produire le livre, la publication devrait arriver d’ici début 2021. De voir comment les gens, finalement, d’un espace qui était éventuellement un espace de travail, pas forcément d’emblée sensible à ça, mais ceux qui ont accepté de venir avec moi, je les ai vus entrer, apprivoiser le milieu, se faire apprivoiser par le milieu et finir par développer cet attachement qui les mène au bout d’un moment, à prendre le lieu comme étant…, envie d’en prendre soin, de partager avec d’autres ou des trucs comme ça. Je trouvais que c’était une notion importante et je pense que dans les questions d’adaptation, ça peut faire partie des voies pour amener des gens à être touchés.
Klima : Moi, je sens ça très fort aussi.
GB : Parce qu’en fait, il y a besoin d’impliquer les gens pour peut-être les entraîner vers des réflexions. Ça ne peut pas être technocratique, ça ne peut pas être une réponse technocratique.
Klima : c’est ce qu’on essaye de développer, mais c’est vrai que ce n’est pas toujours que les gens nous en parlent. Dans nos questions, on essaye souvent d’aller vers là, mais pas spontanément.
GB : Quand c’est technocratique, c’est à chaque fois quelque chose qui est balancé sur un terrain, c’est vécu comme une violence, comme une ingérence, des fois dans la vie des gens. Moi, je préfère partir du terrain. C’est long. C’est lent. C’est laborieux, mais je n’ai pas trouvé une meilleure méthode pour moi, de travail. C’est pour ça que je pense tout le temps à l’ethnographie parce que j’ai l’impression qu’il y a beaucoup de similitudes, finalement, avec la manière dont des fois, des gens se sont investis, sont rentrés dans les espaces humains, occupés par des humains. Il faut aussi montrer pattes blanches, être capable de rentrer dans leur monde, dans des façons de penser. La différence avec l’ethnographe, c’est que toi t’es aussi acteur. Tu vas peut-être être force de proposition ou entraîner des directions. C’est pour ça que je pense que je n’ai pas à agir seul dans des questions comme ça, quand tu parles de l’adaptation. On fabrique du collectif.
Klima : Par rapport aux lieux, en temps difficile, auriez-vous un lieu ou un territoire refuge ?
GB : Quand j’étais plus jeune, je le ressentais, je pense qu’en vieillissant, j’y suis moins confronté, parce qu’il y a une vie familiale, des obligations, il y a un peu de renoncement sur soi, sur son quant à soi. Je me fabrique du refuge temporairement quand je me déplace pour le boulot, mais je me souviens, à une époque, quand j’étais plus jeune, les marais salants, guérandais, c’était les endroits où j’aimais me réfugier. Moins l’espace forestier, c’est marrant. Mais c’est vrai que la côte, oui. Pourtant c’est un espace ouvert.
Klima : Mais on peut être très seul.
GB : ça me faisait du bien, comme si l’effet mer avait aussi une fonction de nettoyage. Ça va ça vient, rien ne reste, tout disparait, c’est quelque chose à la fois apaisant,
A la fin du confinement, on était allé du côté de Longeville. On a marché à marée basse. Mon objectif, à un moment donné, je me laisse embarqué, je trippes sur ce que je vois, les cailloux, tout et là y avait plein de trucs qui me faisaient délirer, j’avais adoré. Et tout ça, c’est transitoire, ça a apparu et ça va disparaître, je crois qu’il y a ça aussi qui me plaît aussi dans la mer et qui fait partie de la pratique qui est que les choses … Le travail que je vous ai montré au début, il apparaît et il disparaît, puis il va disparaître totalement. En fait le premier apprentissage que j’ai du faire dans ces travaux en extérieur, c’est apprendre à abandonner. Je me suis rendu compte que la photographie était un moyen psychologique de gérer la perte. Comme si la photographie, par sa mise à distance, me permettait d’apprendre à perdre en conservant au bout du compte une espèce de trace qui m’aidait à vivre la perte.
Apprendre à perdre. Tout ce que je vais faire, ça va disparaître. C’est peut-être une des plus grosses leçons que j’ai apprises de ce travail en extérieur. Même le travail du jardinier, même si tu veux jardiner, se dire, ce n’est qu’au prix d’un travail continuel de maintien, si tu veux garder un certain aspect d’un lieu, c’est un travail qui est énorme, qui est sans fin, soit tu l’acceptes ou alors tu acceptes que ça se barre … en friche. J’adore les friches, moi ! Ce sont les lieux de tous les possibles.
Klima : Deux questions finales sur d’autres manières d’être vivant. Souvent on garde une vision anthropocentrée, mais peu de questionnements… Si vous aviez des antennes de langoustine, vous aimeriez capter quoi ?
GB : je ne me sentais pas langoustine, c’est un milieu qui est trop étranger, c’est sous-marin.
Klima : imaginez que vous avez des antennes qui permettent de capter autre chose que ce que nous on capte
GB : Des vibrations, j’imagine, vibrations conduites par l’eau principalement et puis certainement des captations chimiques, des éléments qui seraient de l’ordre de l’olfactif, j’imaginerais les deux. Le visuel ça doit être très trouble, ce n’est peut-être pas un organe qui serait très perçant, ce serait plus une perception très généraliste, sensation de baisse de luminosité, pas la précision que nous on peut avoir.
Klima : Si vous êtiez un autre être vivant ?
GB : Une bloute ! un carex ! j’ai adoré les carex. J’avais découvert que les grands carex abritaient une foule d’animaux qui viennent se cacher dessous, dedans, si tu fouilles un peu tu trouves des nids, tu vois de tout, il y a un tas de bestioles qui viennent là-dedans, se posent dessus. Les carex finissaient par former une espèce de village, abritant tout un monde qui passe dessous, finalement c’est tout un réseau, et individuellement le carex pouvait devenir un élément mobile qui était à cent lieues de ce qu’on peut imaginer des fois du végétal. Quand il se détache, il finit par flotter, se déplacer, et j’avais l’impression que c’était finalement des îles qui partaient à l’aventure et pouvaient parfois se déposer, aller sur de nouveaux territoires. Je les ai trouvés très drôles. J’en ai dans le jardin, chez moi. C’est le support de plein de vie, des insectes, des araignées, j’ai toujours trouvé que le carex était généreux.