Stanislas Dubois est chercheur en écologie marine à l’IFREMER, spécialiste des invertébrés, il connaît mieux que personne les hermelles, ces petits vers marins de 3 cm, capables de bâtir des récifs de plusieurs centaines d’hectares en assemblant des fragments de sable et de coquillages. Leurs habitats forment de précieux récifs qui abritent une grande biodiversité marine et protègent les côtes de la force de la houle. Nous avons souhaité le rencontrer pour mieux comprendre les petites espèces marines comme les hermelles et leurs habitats si fragiles, qui pourtant peuvent protéger les côtes.
Entretien réalisé par Klima (Sophie et Marie) à Brest le 24.09.2020
Klima : Bonjour Stanislas, nous sommes ravies de te rencontrer aujourd’hui, peux-tu te présenter en quelques mots ?
SD : Oui, bien sûr, je suis chercheur en écologie marine et je travaille au centre Ifremer de Bretagne. Je travaille sur les espèces ingénieures et leurs rôles dans le fonctionnement des écosystèmes marins côtiers.
Klima : Une humeur du jour ?
SD : Une humeur ? Trop de choses à faire en ce moment.
Klima : Nous avons, pour commencer, quelques questions sur ton rapport à la mer. Alors où est-ce que tu as grandi ?
SD : J’ai grandi dans les terres, à Cholet, à côté de Nantes, mon rapport à la mer, c’était de temps en temps…
Klima : Quel est ton premier souvenir de contact avec l’eau ?
SD : Mon premier souvenir, c’est des week-ends de temps en temps à la mer avec ma famille. Une chose qui m’a marquée, c’est que j’aimais beaucoup aller chercher les petites bêtes dans les flaques ou sous le sable et ça m’est resté.
Klima : À quel rivage te sens-tu attaché, en France ou à l’étranger ?
SD : Je me sens attaché aux côtes bretonnes que j’ai appris à connaître en France, mais aussi aux écosystèmes particuliers des côtes de Louisiane, où j’ai travaillé dans le delta du Mississippi. Ce sont des rivages très spécifiques, structurés par des mangroves, qui ont fait partie de mon histoire.
Klima : Tu y étais parti pour suivre un projet en particulier ?
SD : J’y suis allé pour suivre un post-doctorat à l’Université de Bâton-Rouge. J’étudiais les dunes de sable sous-marines et leurs rôles dans le fonctionnement des écosystèmes. Ce sont d’immenses dunes sous-marines de plusieurs dizaines de kilomètres de long et de 100 mètres de haut. Elles protègent la côte contre l’érosion, qui est un problème assez crucial en Louisiane, et c’est aussi un lieu privilégié de reproduction des crabes qui y parcourent des kilomètres pour venir s’y nourrir et s’y reproduire.
Klima : Peux-tu nous raconter comment tu as choisi de t’intéresser aux habitats marins ?
SD : C’était pour moi une suite logique, la recherche m’intéresse et m’a toujours intéressé. J’ai d’abord fait une licence de biologie cellulaire avant de changer d’échelle, et de passer à l’échelle des organismes et des populations. Puis, j’ai fait un master sur la biodiversité en général suivi d’une thèse au Muséum d’Histoire Naturelle de Paris où j’ai travaillé sur la biodiversité des habitats marins et en particulier celui d’un ver marin qui s’appelle « Hermelle ou Sabellaria Alveolata ». Et c’est comme ça que j’ai connu les récifs d’hermelles.
Klima : Est-ce que tu pourrais nous présenter les hermelles ?
SD : Comme tous les vers marins, il est longiforme. C’est un ver qui a plusieurs particularités morphologiques. Il a une tête qui est couverte de soie dorée, qui forme une couronne operculaire. Il vit dans un tube, dans lequel la couronne operculaire sert de bouchon et lui permet de s’isoler à l’intérieur à marée basse, puisqu’il vit dans la zone de balancement des marées. Il passe donc la moitié de sa vie en dehors de l’eau et l’autre moitié sous l’eau. Lorsqu’il est en dehors de l’eau, cette couronne operculaire, qu’il porte sur sa tête, lui permet de garder de l’eau dans son tube, suffisamment pour respirer.
Ce ver marin a aussi des filaments tentaculaires, comme des sortes de cheveux, qui lui permettent deux choses : à la fois de collecter sa nourriture, essentiellement du phytoplancton, qu’il amène à sa bouche, mais aussi de capturer des grains de sable, matériel de base qui lui permet de construire son tube dans lequel il vit, et par extension de construire des récifs.
Donc, quand il a un grain de sable qui lui plaît, il l’amène à sa bouche, vers un petit organe particulier qui lui sert à calibrer le grain de sable et à déterminer si la forme et la nature du grain de sable lui conviennent. Et puis s’il lui plaît, il a une glande qui va sécréter un ciment biologique pour appliquer des petits points de colle dans des endroits précis du grain de sable qui l’intéresse. Il va ensuite venir coller ça à un endroit de son tube qu’il souhaite développer.
Klima : Pourquoi il ne peut pas vivre en dehors de son tube ?
SD : Il peut respirer en dehors de son tube, mais il est complètement démuni. Il fait partie de la catégorie des vers qu’on dit sédentaires. Il est morphologiquement adapté à vivre dans son tube. Il ne peut pas se déplacer en dehors de son tube et son tube grandit avec lui.
Klima : Pourquoi tu as choisi d’étudier les hermelles ?
SD : Je n’ai pas vraiment choisi, enfin un petit peu. Pendant mon master, on m’a proposé ce sujet et ça me plaisait. En fait, tout me plaisait. Je suis curieux de nature et donc on m’aurait proposé autre chose, j’aurais probablement dit oui pareil. Mais il se trouve qu’en regardant ce que c’était, j’y ai lu un paysage très particulier parce que ce ver marin construit des récifs.
Klima : Oui, alors, peux-tu nous parler des paysages marins de récifs construits par les hermelles ?
SD : Dans certains sites, les récifs d’hermelles sont presque un patrimoine paysager. Les hermelles sont une espèce grégaire, c’est-à-dire qu’ils vont vivre avec plein d’autres vers de la même espèce. Ensemble, ils vont construire des récifs par accumulation de tubes collés les uns aux autres, il y peut y avoir jusqu’à 60 000 vers pour un mètre carré de récif sain.
Dans la baie du Mont-Saint-Michel, les récifs font plusieurs dizaines d’hectares et ce petit ver qui mesure trois centimètres peut construire des récifs sur presque une centaine d’hectares, des récifs qui montent jusqu’à deux mètres de hauteur, ça n’en fait ni plus ni moins que la plus grande construction animale européenne, rien que ça ! Il y a très peu d’organismes qui arrivent, en tout cas en Europe, à son statut de bio-constructeur. C’est assez exceptionnel.
Il y existe une réelle dynamique d’évolution dans ces récifs. Ce paysage de récifs est constitué d’une mosaïque de petites structures en formes de boules qui vont au fur et à mesure fusionner pour former ce qu’on appelle des plateformes ou des structures plus tubulaires. Donc ce paysage marin très particulier est constitué d’une mosaïque d’états récifaux qui sont assemblés pour former quelque chose d’assez unique, parfois lunaire.
Ça m’est arrivé plusieurs fois de marcher entouré de brouillard, au milieu d’un des plus grands récifs d’hermelles dans la baie du Mont-Saint-Michel. Là, je me suis retrouvé à marcher sur le fond de la mer, avec près de 100 hectares de récifs à perte de vue, je ne distinguais presque plus la côte et j’avais la sensation d’être sur une autre planète. Et c’est fascinant de réaliser que c’est juste un petit ver de 3 cm qui arrive à construire une autre planète.
Klima : Et d’ailleurs, connais-tu le son des hermelles ?
SD : En fait l’hermelle en elle-même, elle ne fait pas vraiment de bruit. Mais ce que j’adore faire quand je suis sur le terrain, c’est de m’isoler et de mettre ma tête contre des blocs de récifs, on y entend alors le bruit des hermelles qui bougent dans leurs tubes, et puis toutes les bestioles qui vivent associées aux hermelles, soit parce qu’elles viennent s’y nourrir, soit parce qu’elles viennent s’y reproduire ou s’y cacher. Toutes ces espèces, qui vivent là, contribuent à créer une forme de symphonie… C’est très beau à écouter.
Klima : Quels sont les rôles que cette espèce peut jouer sur le milieu marin ?
SD : Cette espèce est assez emblématique parce qu’elle va être extrêmement structurante pour son environnement, c’est pour cela qu’on la qualifie d’espèce ingénieure de l’environnement. Elle a la particularité de transformer une ressource, le sable, en le collant grain par grain pour transformer un substrat meuble en un substrat dur. Modifier cette ressource va permettre à des espèces très différentes de venir vivre dans ce nouveau milieu, que l’on qualifie d’îlot de diversité, c’est-à-dire une accumulation d’espèces beaucoup plus importantes que ce qu’on pourrait trouver dans un sable meuble. Sur un sable meuble, on trouvera une dizaine d’espèces et sur les récifs d’hermelles une centaine. Les récifs d’hermelles favorisent donc la diversité de vie.
En plus de son rôle écologique extrêmement fort pour la biodiversité, elle a d’autres rôles écologiques, comme par exemple la construction d’une structure physique dure, le récif, qui va affecter l’hydrodynamique locale en cassant les vagues. Ainsi, entre les récifs d’hermelles et la côte, on repère un hydrodynamisme moindre où l’érosion des côtes est beaucoup moins forte. Donc ça, c’est un autre rôle écologique majeur des récifs d’hermelles.
Puis par l’action des vagues, mais aussi parfois celle de l’homme, ces récifs peuvent former des structures plus dégradées qui noircissent, appelées aussi des « crassiers ». Car s’il y a moins d’hermelles vivantes alors il n’y a plus de maintien de l’activité de construction et de nettoyage de ces structures récifales. Dès que le récif est abîmé, les moules, les huîtres peuvent venir se fixer dessus.
Klima : Nous nous demandions comment faire prendre conscience que la vie est multiple, variée, que tous ces êtres vivants ont une particularité, jouent des rôles, dans une interaction complexe ? Peut-être que le fait de voir que ça existe chez les hermelles, de comprendre qu’il peut y avoir ce type d’arrangement entre espèces, ça peut contribuer à changer nos perceptions, nos manières de cohabiter avec d’autres êtres vivants.
Klima : En ce sens, peux-tu nous expliquer quelles sont les interdépendances entre les espèces que l’on peut observer dans ces récifs ?
SD : De par leur construction récifale, on a à la fois une structure tridimensionnelle et une structure dure. Cela va attirer des espèces qui aiment les substrats durs, mais on va avoir aussi des toutes petites zones, des poches de sédiments meubles, permettant à d’autres espèces qui aiment les sédiments meubles de s’y développer. La particularité des assemblages d’espèces qu’on trouve avec les hermelles, c’est le fait que l’on va trouver au même endroit des espèces qui vivent sur des substrats durs et d’autres qui vivent sur les substrats meubles, alors que normalement, elles ne vivent jamais ensemble. Ces deux types d’espèces vont cohabiter, ce qu’elles ne font normalement jamais. Les hermelles vont donc être une espèce de facilitateurs de faune, de diversité, un regroupeur d’espèces.
De plus, on va retrouver des espèces qui vivent dans le milieu intertidal, dans la zone de balancement des marées – c’est en quelque sorte des conditions extrêmes pour certaines espèces parce que lorsqu’il fait chaud, la température peut devenir très élevée – mais on y retrouve aussi des espèces qui vivent en milieu subtidal, c’est-à-dire toujours immergées, où la température est quasiment constante tout le temps. Pourquoi ? Parce que le récif est une espèce de cave dans laquelle la température va être maintenue beaucoup plus constante que sur une roche. Ainsi, toutes ces caractéristiques physiques des récifs permettent à de nombreuses espèces d’y trouver un endroit où elles peuvent se développer de façon optimale.
Klima : Est-ce que tu peux nous parler du projet REEHAB ?
SD : REEHAB, Reef Habitat, a pour idée de travailler sur les habitats récifaux de nos côtes dont les hermelles sont l’un des principaux acteurs. L’objectif de ce projet était d’arriver à comprendre et à modéliser la dispersion de cette espèce sur les côtes européennes, pour être capable de comprendre où l’espèce se trouve, pourquoi on la trouve là, et comment elle évoluera dans 100 ans.
Nous cherchions à déterminer si « là, on a une zone qui est fragile ou là, au contraire, on a un récif qui se porte bien ». Comment faut-il faire, quel protocole faut-il appliquer pour savoir si le récif se porte bien ou si, au contraire, il est en train de se dégrader ? C’est l’objectif du projet REEHAB, c’est deux objectifs à la fois. Un objectif qu’on pourrait qualifier de modélisation des récifs, de la distribution des récifs d’hermelles, et puis un second objectif pour comprendre comment on peut suivre l’évolution de ces récifs.
Nous avons ainsi suivi une douzaine de sites en Europe avec des équipes anglaises et portugaises, au même moment, en même temps. Un vrai réseau s’est ainsi construit par notre association à de nombreux gestionnaires sur site qui se chargent de collecter des données pour nous permettre d’alimenter les connaissances sur cet habitat. Ce n’est pas de la science participative, mais collaborative.
Nous avons appliqué un protocole que nous avons construit, puis analysé les résultats de ce suivi. C’était un suivi assez simple de récolte de données de récifs, qu’il s’agisse de données de couverture de surface, de couverture d’huîtres, de moules ou encore d’algues. Nous avons ensuite analysé des trajectoires écologiques en fonction des différents sites.
Comment évolue le récif ? Est-ce qu’il va plutôt se dégrader ou au contraire, plutôt s’étendre ? Sur cette base-là, nous sommes en train de calculer des seuils qui nous permettent de dire : « Attention, on trouve ici une certaine probabilité que le récif décroisse, voire disparaisse. On change de régime écologique. » , ou au contraire : « Là, on a une probabilité forte que le récif se maintienne ou se développe. ».
Nous avons une vision très dynamique par l’analyse des trajectoires. Je pense donc qu’avec ce projet nous franchissons une étape dans la façon de voir, d’évaluer l’état des habitats marins.
Klima : Quelle est la résilience des hermelles s’il y a une hausse des températures, une hausse du niveau marin ou une dégradation de la qualité de l’eau ?
SD : C’est une thèse en soi, comme une question.
Klima : Mais est-ce que tu peux nous dire si ça varie beaucoup ?
SD : C’est une question sur laquelle on travaille activement, pour essayer de comprendre l’impact d’un changement global, ici, par exemple, un réchauffement sur une espèce, ce n’est pas simple. Aujourd’hui, ce qu’on a fait, c’est que on a essayé d’expliquer comment est-ce que cette espèce pouvait se distribuer sur les côtes européennes, puisqu’on la trouve des côtes écossaises jusqu’aux côtes marocaines. Mais les récifs ne se sont jamais autant développés qu’en France, c’est vraiment en France où ils sont les plus développés.
Donc, on va essayer de modéliser et de comprendre qu’est ce qui fait qu’on en trouve dans certains endroits et pas dans d’autres ? Et une fois qu’on a réussi à modéliser ça, à comprendre les variables de l’environnement qui permettent de l’expliquer, on s’est projeté dans le futur avec les fameux scénarios du GIEC de 2050, 2100, et on a cherché à comprendre ce que ça allait faire sur les hermelles.
Et ça permet de montrer que d’une façon générale, les hermelles seraient plutôt à mettre dans la catégorie des gagnants. C’est-à-dire que c’est une espèce qui supporterait assez bien le réchauffement. Et par contre, il y a des endroits où elles viendraient à disparaître, mais il y a d’autres endroits plus importants où elles viendraient à progresser. Donc, voilà, c’est un travail que l’on a fait dans l’équipe, notamment dans le cadre d’une thèse d’Amalia Kurde où on a pu quantifier et montrer la résistance ou la résilience des récifs à l’échelle de la zone de distribution de l’hermelle.
Klima : Tu nous as parlé du fait que les récifs d’hermelles peuvent protéger les côtes de l’érosion côtière en jouant le rôle de brise-lames. Est-ce que cette particularité est étudiée et valorisée aujourd’hui ?
SD : Pour l’instant, en France, ce n’est pas étudié. Ce sont des études qui feraient appel à des gens qui sont spécialistes des changements du littoral, des géomorphologues, mais ce sont des fonctions qui n’ont pas encore été étudiées. Néanmoins, dans certains endroits, comme il y a de très beaux récifs sur l’île de Noirmoutier, le maire de cette commune, prend vraiment soin de ces récifs parce qu’il sait que les dunes qui sont derrière sont mieux protégées, alors qu’à côté, les autres dunes sont rongées. Là où il y a des récifs, les dunes sont intactes, voire même, il y a une accumulation de sable. Donc, là-bas, typiquement, il y a des panneaux immenses qui sont mis pour dire attention, il y a des récifs d’hermelles à protéger.
Klima : Aujourd’hui, on sent une difficulté à prendre en compte les changements climatiques du fait d’une lacune de la perception de ce qui change, de ce qui évolue, qui se transforme constamment, notamment la notion de mouvement perpétuel, mais aussi parce que la manière d’aborder ces problématiques est souvent très anxiogène, culpabilisante et partielle. Est-ce que ces questionnements te touchent et sont présents dans ton travail ?
SD : Oui, ça me touche, c’est presque métaphysique ces questions. Ça me touche, mais je ne me les pose pas dans ces termes-là en fait, en tant que scientifique, je raisonne de façon assez froide. C’est-à-dire, que les questions de changements face au réchauffement climatique, on essaye de les isoler pour mieux les comprendre, donc on raisonne de façon très mathématique.
Notre intérêt, c’est d’essayer de comprendre quelle est la part de ce changement qui est due aux variations cycliques, variation naturelle, par exemple, de l’environnement, que tu as appelée le mouvement perpétuel, de ce qui est dû aux changements climatiques, et aux causes anthropiques. C’est un gros enjeu et c’est une partie importante de notre travail d’essayer de dissocier ces deux types de changements, deux types de variations.
Quelle est la part de variation naturelle des choses ? Les récifs ont un cycle, s’il n’y a pas beaucoup de larves, le récif va diminuer en termes de structure, en termes de hauteur, en termes de surface. Il va péricliter un petit peu. Et puis ça va revenir, les larves vont revenir. Il y a des cycles. Et puis quelle est la part du changement qui est due à autre chose et notamment à des changements plus globaux, comme la pression humaine, comme le changement climatique ? On se pose cette question et on y répond avec des approches expérimentales, avec des approches de modélisation. On essaye de dissocier les différents facteurs les uns des autres pour bien les analyser et les quantifier.
Klima : De quelle manière ta démarche de chercheur en écologie marine peut-elle nourrir le concept d’adaptation aux changements climatiques ?
SD : Je le comprends plus dans l’autre sens. C’est plutôt le concept d’adaptation que j’utilise pour comprendre les choses. On pourrait dire en quoi l’adaptation des espèces, peut-elle nous servir à nous adapter nous-mêmes ? On pourrait faire un parallèle comme ça par exemple, mais ce n’est peut-être pas ce que tu voulais dire, mais ce à quoi ça me fait penser.
Klima : Oui, c’est compliqué de parler de choses qui changent. On a tendance à vouloir fixer les choses, à tout figer, pour que les littoraux restent les mêmes, pour garder une image qui reste la même d’une année à l’autre, parce qu’on préserve ce sentiment illusoire de « maîtrise », parce que ça rassure. Alors, comment introduire davantage de variabilité ou d’évolution dans les discours ? Grâce à l’étude d’autres êtres vivants ? Si la connaissance de ces êtres vivants et de leurs adaptations peut nous permettre de mieux percevoir ces changements, et de nous adapter à des changements qui vont devenir beaucoup plus drastiques et rapides en termes de temporalité…
SD : Je suis bien d’accord avec cette analyse qu’on a tendance à figer les choses parce que ça rassure. Je me suis toujours refusé, dans les études sur les habitats marins et sur les récifs d’hermelles en particulier, à caractériser le « bon état » de ces habitats. On se demande sans arrêt si notre habitat marin est en bon ou mauvais état. J’y prends garde tout simplement parce qu’il y a cet aspect dynamique qui est à prendre en compte. Je ne sais pas dire si ce serait mal ou bien si les récifs d’hermelles venaient à disparaître à un endroit. Ils seraient remplacés par quelque chose d’autre probablement. Même s’il n’y avait rien d’ailleurs, on reviendrait à une structure sableuse dans certains cas, ou à une structure rocheuse dans d’autres. Ce n’est pas nécessairement moins bien. J’ai du mal à porter ce jugement qu’on nous demande aujourd’hui.
Cela me fait penser au concept de « construire avec la nature », qui pose la question éthique : a-t-on le droit de transplanter une espèce ? On s’est souvent posé la question de se dire : les hermelles jouent beaucoup de rôles écologiques, mais peut-on en mettre partout ? Par exemple, à chaque fois qu’il y a des problèmes d’érosion, on met des hermelles. Les Anglais étaient assez partants pour ça.
Ça pose des problèmes éthiques. Est-ce qu’on a le droit de transplanter une espèce ? Mais si l’espèce n’était pas là à la base, ce serait sans doute parce qu’il y a des conditions qui font qu’elle ne peut pas y être. Pourquoi vouloir à tout prix essayer de l’y mettre ?
L’étude de ces êtres vivants n’est pas faite pour ça. Il ne faut pas forcément qu’on y trouve une finalité anthropique. Cela pose la question de la référence. Vouloir figer les choses à tout prix, cela veut dire que l’on n’accepte pas ce mouvement. On a toujours un problème de référence quand on veut classer, prioriser. Lorsqu’on veut dire si c’est bien ou mal, c’est par rapport à quelque chose.
Klima : Oui, et d’ailleurs, je pense qu’il y a beaucoup plus de Bretons qui ont entendu parler de coraux que d’hermelles par exemple.
SD : Oui, je suis bien d’accord, et ça me fait penser aux modes de communication qui pourraient exister pour mieux montrer cette diversité et ses habitats particuliers. Qu’est-ce qui marche aujourd’hui ? Il y a un énorme lobbying sur les récifs coralliens, les récifs, c’est des coraux forcément, donc ça attire beaucoup de recherche, beaucoup des fonds, beaucoup d’intérêt du public, beaucoup de médias… Par exemple, il y a quelques jours, le dernier rapport de l’UICN est sorti sur les espèces menacées, mais en fait, ils ne référencent que les tops prédateurs, les espèces en haut de la chaîne trophique. On protège les gros, les requins, les tortues, les dauphins, l’hermine blanche… Sur cette liste, il doit y avoir un insecte, schématiquement ce n’est rien. Tous les invertébrés, les macro-invertébrés, les vers marins, il n’y en a presque pas…
Klima : Oui, on connaît très peu ce qui est petit…
SD : Toutes ces espèces sont des espèces symboles, les espèces parapluie. Et je pense que si on transformait notre vision et qu’on mettait des petites espèces à la place, on prendrait beaucoup plus conscience qu’on vit avec toutes ces petites espèces, et que de ces petites espèces dépendent plein d’autres choses derrière… Notre vision aujourd’hui, c’est un peu une vision top-down versus bottom-up. C’est peut-être un changement sociétal qu’il faudrait avoir, qui est d’ailleurs assez franco-français, parce qu’en Angleterre, c’est beaucoup moins le cas, il y a une culture naturaliste où les insectes sont beaucoup plus regardés qu’en France.
Klima : Est-ce que tu es militant, est-ce que tu te sens engagé ? Dans ton travail et/ou dans ta manière de vivre ?
SD : En tant que citoyen oui, mais pas en tant que chercheur, je suis assez neutre en tant que chercheur, sinon j’aurais du mal à faire mon métier. Mais chez moi, oui, je peux être engagé, je suis sensible à la protection de la biodiversité, aux espèces invasives, aux pesticides qui tuent les abeilles…
Klima : Dans ce contexte de grand changement, qu’est-ce que tu aimerais faire maintenant ou dans des projets futurs ?
SD : J’aimerais avoir les moyens humains et financiers de mieux communiquer sur mon travail, parce que j’ai l’impression que ce que je fais aurait un impact beaucoup plus important si c’était mieux communiqué. Parce qu’une grande partie de mon travail n’est pas accessible au grand public. Et puis c’est un vrai métier en soi de transformer ce que l’on fait, de le rendre accessible, intelligible par le grand public. Ce serait bien d’avoir quelqu’un qui fasse l’interface entre les deux, on pourrait être beaucoup plus percutant et le partager beaucoup mieux. Du coup, transmettre autre chose que des publications scientifiques.
Klima : Qu’est-ce qui te rend optimiste aujourd’hui dans les réactions collectives en France ou à l’étranger ?
SD : Aujourd’hui, je suis plutôt pessimiste. Le fait que je ne sache pas répondre, ça en dit long. À défaut d’axe d’actions, on sent une prise de conscience, mais cela reste à défaut de vraies actions efficaces et pertinentes.
Klima : Si tu avais des antennes de langoustines, tu aimerais capter quoi ?
SD : Si j’avais des antennes de langoustines, j’aimerais les utiliser pour comprendre toutes les interactions qu’il y a entre les langoustines et toutes les autres espèces pour être capable de discuter d’une espèce à une autre. Parce qu’aujourd’hui, c’est un vrai problème, on est capable d’expliquer en quoi l’environnement affecte la biodiversité, les espèces, mais on n’arrive pas à comprendre la part des interactions entre les espèces. On est juste capable de se dire que celle-là va peut-être manger celle-là et encore… C’est sans doute pour ça que j’aime plonger, parce que je peux rester cinq minutes scotché à 50 cm d’un rocher pour regarder vivre les espèces entre elles.
Klima : Et si tu étais un autre être vivant, un animal, un végétal ou un rocher, lequel serais-tu et pourquoi ?
SD : Je pense que j’aimerais être un aigle royal, parce que l’aigle royal, il a un statut particulier, on lui fiche la paix et il peut à la fois aller en plaine se nourrir et à la fois s’isoler dans les plus hautes montagnes sur un territoire tellement immense et puis il a des capacités anatomiques hors norme parce qu’il voit très bien.
Klima : Tu n’as pas choisi une petite bestiole dis donc !
SD : Non, mais si c’est pour se faire bouffer par le premier poisson venu !