Il est rare de consacrer cinq mois de sa vie à imaginer l’avenir. Rare de prendre le temps de se projeter dans un futur lointain afin d’en affiner l’image, de tenter de lui donner corps pour pouvoir la communiquer et en débattre. Jeunes diplômés en architecture, nous avons eu l’opportunité de nous confronter à cet exercice grâce à une commande passée en septembre 2017 conjointement par le Ministère de l écologie, de l’environnement et de la mer, le Pays Marennes-Oléron et la commune de Dolus d’Oléron au DSA d’architecte urbaniste de l’école de Marne-la-Vallée. Cette étude s’inscrit dans la dynamique de l’appel à idées « Imaginez le littoral de demain » du Ministère. Elle a pour objet de participer à la constitution d’un imaginaire autour de l’idée d’une adaptation au changement climatique perçue comme une opportunité de changement positif. La commune de Dolus d’Oléron s’est portée volontaire pour servir de territoire d’étude. Nous étions face à une question ouverte : imaginez l’avenir de l’île d’Oléron à l’horizon 2070.
Nous allons revenir sur ce travail produit en l’espace de cinq mois, dans le climat stimulant d’une école d’architecture. Nous avons bénéficié de l’accompagnement de quatre enseignants d’envergure, de l’intervention de plusieurs spécialistes pour nous épauler, ainsi que de l’implication et de l’engagement des commanditaires de cette étude. Toutefois, même dans ces conditions idéales, la question ouverte de l’avenir lointain d’un territoire donne le vertige. Par où commencer ? Quelles données économiques, démographiques, technologiques prendre en compte ? Comment garder la liberté de se projeter dans l’avenir sans tomber dans le fantasme ? C’est une bibliothèque qui semblait s’effondrer sur les trois étudiants que nous étions.
Voici la méthode que nous avons adoptée pour construire une vision prospective ainsi que les intentions qui ont guidé notre travail. Tout d’abord, c’est en enrichissant notre vision du territoire que nous sommes parvenus à aborder le problème de la montée des eaux. La deuxième étape fut de nous emparer du temps long comme du support d’un projet d’adaptation à la montée du niveau de la mer. Enfin, nous avons cherché de nouvelles richesses poétiques dans l’épaisseur du littoral de demain.
L’un des documents principaux dont nous disposions pour envisager l’avenir du territoire de l’île d’Oléron était la carte du Plan de prévention des risques littoraux (PPRL). Cette carte fixe les règles de constructibilité en fonction du risque de submersion présent et à venir, en anticipant une montée de 60 cm du niveau des eaux. Elle présente un zonage administratif répondant à un règlement. Sur un fond de carte IGN en noir et blanc, elle indique les zones concernées par un risque de submersion au moyen d’explicites taches orangées. En échangeant avec les collectivités territoriales, nous avons constaté que ce document a un pouvoir symbolique qui dépasse sa fonction première. Elle reflète l’Avenir. Or, cette carte administrative n’a pas vocation à être descriptive : ni le sol (la géologie, la végétation, les activités), ni la topographie, ni le temps (la fréquence et la durée de l’aléa, la vitesse de progression de l’eau et le temps de ressuyage), ni même l’eau (la continuité entre la mer et les zones submergées) ne sont représentés. Il nous a semblé que cette représentation influençait implicitement la philosophie de l’action à adopter face à la montée des eaux. En opposant uniquement les zones submergées en orange, aux zones immergées restées blanches, n’invite-t-elle pas à contenir, voire à faire reculer ces envahissantes taches orangées ? Si la carte du Plan de prévention invite selon nous à une posture défensive face à la montée du niveau de la mer, quels documents nous permettraient d’imaginer une adaptation au changement climatique ?
La
montée du niveau de la mer est un phénomène identifié et les mutations
nécessaires à l’adaptation mobiliseront toutes les forces en présence.
Il est donc nécessaire d’envisager le territoire sous ses différents aspects : l’espace, mais aussi l’économie, la sociologie et la
psychologie. Pour poser le problème avec suffisamment de richesses afin de
faire naître des solutions, il est primordial d’avoir une approche holistique.
Nous avons cherché à adopter cette approche dans la limite de nos compétences
d’architectes. Ainsi, c’est en élargissant notre analyse du territoire à celle
de sa constitution géologique que nous sommes parvenus à dégager une nouvelle
grille de lecture pour comprendre le phénomène de submersion sur l’île d’Oléron.
L’étude de la géologie nous a permis de mettre en évidence deux faits. Premièrement, que l’île d’Oléron a grandement évolué au fil des âges en fonction des mouvements des sédiments. Deuxièmement, que les établissements humains ont su, jusqu’aux Trente Glorieuses, composer avec cette instabilité du territoire. En effet, les centres historiques des villages, ainsi que la route principale de l’île se trouvent sur un sol calcaire, hors d’eau, tandis que les exploitations agricoles s’étaient développées sur les terres fertiles. Les plaines argileuses, humides, submersibles et impropres à la culture ont été irriguées afin de servir au pâturage ou à la saliculture. Quant à la dune, espace mobile et peu fertile, elle fut inutilisée jusqu’au XIXe siècle. Ce n’est que dans la seconde moitié du XXe siècle qu’a été exploitée l’immense réserve foncière des terrains écartés par les générations précédentes. Ces constructions sont les premières touchées par les risques de submersion à venir. En tirant les leçons de ce passé riche nous avons pu fonder un regard critique sur l’héritage bâtit de ce territoire, et ainsi être à même d’envisager des lieux propices à des installations futurs.
En se projetant à l’horizon 2100, nous avons pris pour hypothèse une montée de 1 mètre du niveau des mers, en nous référant à l’estimatif du Groupement intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Au premier abord, les changements majeurs qu’implique cette montée peuvent paraître tétanisant. Cependant, il faut garder à l’esprit que ces 80 années de montée progressive représentent un intervalle de temps important, et qu’il est donc possible d’agir. L’enjeu de notre vision prospective était de s’emparer de cet intervalle de temps afin de proposer un projet progressif d’adaptation. Nous avons d’abord imaginé deux scénarios prospectifs correspondant à ce que nous avons appelé deux « attitudes », pouvant être adoptés face à la montée des eaux.
– Le premier scénario est celui d’une résistance opiniâtre à la montée des eaux. Nous supposons que le territoire dispose des fonds suffisants pour mener une politique de protection massive du territoire : fixation du trait de côte au moyen d’enrochement, construction de digues pour contenir l’eau en cas d’aléa ou encore barrage à la submersion permanente de certaines parties du territoire. Toutefois, sans même prendre en compte le prix exorbitant de ces ouvrages, les enrochements massifs de la dune perturberaient les mouvements des sédiments, accélérant ainsi le creusement des parties non protégées. Les digues procurent un sentiment de sécurité mais peuvent céder, entraînant des dommages encore plus importants. Enfin, une telle artificialisation des côtes entraînerait l’appauvrissement des paysages et des usages du littoral. Face à ce premier scénario, nous avons donc pointé la non-pérennité et la contre productivité d’une telle politique d’aménagement.
– Le deuxième scénario est celui d’une politique d’aménagement uniquement fondée sur le respect du Plan de prévention des risques littoraux, en l’absence de projet de territoire à long terme. Le PPRL autorise la construction 60 cm au-dessus du plus fort aléa de submersion connu. Les habitants autorisés à construire juste au-dessus de cette côte, verraient leur bien sujet à la submersion en l’espace d’une vie humaine. Nous imaginons alors le mécontentement de la population, la perte de valeur des biens immobiliers, leurs abandons, le coût des dommages et des indemnisations éventuelles. Face à une telle situation, les collectivités se verraient contraintes d’ouvrir en urgence de nouveau terrains à l’urbanisation autour des villages. Une dynamique d’urbanisation empressée se reproduirait, favorisant des formes urbaines génériques au détriment de la qualité du bâti et des paysages.
Nous avons fait le choix de deux scénarios caricaturaux afin de mettre en évidence les problèmes de durabilités de deux « attitudes », correspondant pour la première à résister et pour la seconde à attendre et à se replier en urgence. Ainsi, nous avons pu concevoir une troisième voie consistant à amorcer, dès aujourd’hui un processus d’adaptation abordé comme un projet de territoire. L’enjeu de notre vision prospective était de s’emparer des quatre-vingts années de montée progressive, en rappelant qu’elles représentent un intervalle de temps important qui laisse de la place à l’action
Afin de financer ce projet, nous avons proposé une solution à court terme : constituer un fond solidaire. Celui-ci serait alimenté selon un principe de crowdfunding, soit une participation minime répartie sur un grand nombre de personnes. Les touristes étant nombreux sur ce territoire, ils constitueraient la majorité des donateurs. La fréquentation touristique du site pourrait ainsi devenir un levier de financement pour le territoire. À long terme, nous avons conseillé de reconstituer le cordon dunaire dans son fonctionnement naturel, et de le considérer comme le seul élément à même de faire rempart à l’eau, tout en acceptant l’immersion permanente de certaines parties du territoire. Restituer le fonctionnement naturel de la dune nécessite de lui redonner l’espace nécessaire à un système dunaire complet, comprenant une dune fixe et une dune mobile, avec une marge pour son mouvement éventuel, soit une trentaine de mètres. Ceci implique de déconstruire la route des plages ainsi que les activités présentes sur la dune.
Pour y parvenir, nous proposons un projet de transformation progressive combinant une politique de relocalisation et une reconfiguration des infrastructures de mobilité :
Dans un premier temps, le fond solidaire permettrait de financer la préemption de terrains durablement sûrs. Les parkings des dunes seraient détruits et relocalisés en amont, à proximité des villages, tandis que la dune serait sanctuarisée et plantée pour favoriser son engraissement. La route des plages serait dans un même temps élargie, accordant davantage d’espaces aux piétons et cyclistes grâce à une limitation de la vitesse de circulation des automobiles.
Dans un deuxième temps, une politique incitative de relocalisation permettrait aux habitants d’effectuer un échange de parcelles, grâce aux terrains précédemment préemptés. Durant l’été, la circulation sur la route des plages serait par ailleurs réservée aux navettes et aux riverains.
Dans un troisième temps, la route des plages serait déconstruite pour laisser place à un petit train électrique avec une faible emprise au sol, posé sur une structure démontable afin de pouvoir être déplacée en cas de recul de la dune.
Le phasage de ce projet sur une cinquantaine d’années met donc en cohérence des mesures à courts termes et des visées à long terme.
Enfin, nous avons développé trois projets d’habitation, non dans le but de réinventer les formes d’habitats, mais dans le but de chercher à porter un autre regard sur le paysage littoral. Accepter les transformations qu’implique la montée du niveau des mers demande d’accepter l’évolution du paysage, et notre rapport esthétique à celui-ci. En détournant notre regard de la ligne d’horizon entre mer et azur pour considérer le littoral comme un milieu épais, de la dune au marais, des coquillages aux sangliers, nous serons à même d’inventer une nouvelle esthétique du paysage littoral, afin d’y puiser de nouvelles richesses poétiques. La possibilité de cette évolution, si difficile à communiquer, nous l’avons trouvé admirablement décrite dans un passage de la recherche du temps perdu :
« Cette opposition qui alors me frappait temps entre les promenades agrestes que je faisais avec Mme de Villerisis et ce voisinage fluide, inaccessible et mythologique, de l’Océan éternel, n’existait plus pour moi. Et certains jours la mer me semblait au contraire maintenant presque rurale elle-même. Les jours, assez rares, de vrai beau temps, la chaleur avait tracé sur les eaux, comme à travers champs, une route poussiéreuse et blanche derrière laquelle la fine pointe d’un bateau de pêche dépassait comme un clocher villageois. Un remorqueur dont on ne voyait que la cheminée fumait au loin comme une usine écartée, tandis que seul à l’horizon un carré blanc et bombé, peint sans doute par une voile mais qui semblait compact et comme calcaire, faisait penser à l’angle ensoleillé de quelques bâtiments isolés, hôpital ou école. Et les nuages et le vent, les jours où s’en ajoutait au soleil, parachevaient sinon l’erreur du jugement, du moins l’illusion du premier regard, la suggestion qu’il éveille dans l’imagination. »
Faire évoluer ce regard, c’est rendre les changements nécessaires non seulement possibles, mais désirables. Cette conviction est le fondement de l’appel à idée « imaginer le littoral de demain », et nous la partageons pleinement. Nous avons donc imaginé habiter trois milieux de ce territoire de demain : habiter le bourg, sur la dorsale calcaire, habiter un village, à proximité des terres fertiles , habiter de manière réversible en bordure de marais. Le premier projet propose de valoriser des vues lointaines sur le paysage, en installer des habitats intermédiaires face aux champs, en bordure du bourg de Dolus d’Oléron. En continuité du village de la Perroche, le deuxième projet propose un lotissement de logements individuels dont la densité participe à sa qualité. Le troisième projet met en valeur le paysage des marais en installant des habitations légères de loisir en bordure du talweg. Conscient que notre étude donne avant tout vocation à participer à cette évolution du regard nous avons choisi de prendre au mot la consigne de l’appel à idées, et de nous servir de nos outils d’architectes pour donner à voir, pour agir par l’image. Nous avons donc produit des images immersives que nous avons voulu attrayantes et optimistes, comme des invitations à se projeter dans un avenir qu’il faut encore espérer meilleur.
La démarche prospective apporte un contrepoint essentiel au travail de modélisation de la montée des eaux. Explorer l’avenir redonne de la fraîcheur au regard porté sur le présent, et permet d’envisager librement les possibilités d’adaptation en convoquant les ressources du territoire, tout en osant remettre radicalement en question la situation existante. La méthode prospective nous a ainsi autorisés à penser la déconstruction de la dune, proposant un point de vue qui mérite selon nous d’être pris au sérieux. La dune est le grand espace public de l’île, une richesse dont l’usage profite à tous, un élément essentiel de l’attractivité touristique, tout en étant le premier rempart contre la submersion, et un espace naturel au fonctionnement subtil. Les infrastructures dont nous héritons procèdent d’une logique d’aménagement qui n’est plus la nôtre aujourd’hui : celle d’une domination de la nature au service l’accessibilité automobile. Or, il est indéniable que le sens du progrès à profondément évoluer ces cinquante dernières années. La fragilité de la dune sonne aujourd’hui comme un rappel à l’ordre : il est impossible de nier son fonctionnement naturel à moins d’artificialiser l’ensemble du trait de côte. La protection de la dune nous invite donc à adopter une logique d’aménagement radicalement différente : celle d’une compréhension du fonctionnement subtil de cet écosystème et de l’accompagnement de sa reconstitution de manière volontaire sur le temps long. Cette rencontre entre des usages humains et des fonctions écologiques essentiels au territoire feront probablement du ménagement de la dune le principal sujet politique à venir.