Paul Virilio restera dans notre mémoire avant tout comme un grand enseignant dont les méthodes pédagogiques façonnent. Il nous a appris à être des auteurs responsables. Je me souviens d’un moment très particulier où il avait dessiné au tableau une oblique nous demandant jusqu’où nous serions prêts à aller en tant qu’architecte. Le dernier point représentait un camp de concentration et il nous avait lancé : « Alors, seriez-vous prêt à dessiner un camp de concentration ? ». Il en appelait à la responsabilité qui fait parfois défaut à la profession. Je me souviens aussi de la jubilation à composer notre propre musée des horreurs ou encore à réaliser trois projets successivement : le bon, le mauvais et le projet qu’il appelait « Au-delà ».
En parallèle de son enseignement, nous lisions ses livres. « L’Inertie polaire » (1990), « La vitesse de libération » (1995) et « Un paysage d’événements » (1996) m’auront particulièrement imprégné. Sa pensée sur la vitesse et l’accélération aura été primordiale dans mon apprentissage.
La question que je me pose aujourd’hui est de savoir si Paul Virilio était un collapsologue avant l’heure ? D’une certaine manière, oui, dans la mesure où il prévenait des dangers de l’accident pour les éviter qui trouvera sa meilleure expression dans l’exposition « Ce qui arrive » à la Fondation Cartier (2002). Il était habité par l’eschatologie et il ne faut se rappeler que son œuvre construite la plus connue (conçue et réalisée en collaboration avec Claude Parent au sein du groupe Architecture Principe) fut une église : Sainte-Bernadette-du-Banlay à Nevers (1963-1966). Mais plus que le désastre dont il voulait créer une Université, je demeure persuadé qu’il tendait vers la transcendance.
Le philosophe français Gaston Bachelard, introduisit dès 1950 dans « La dialectique de la durée » l’analyse des rythmes de vie baptisée rythmanalyse. Le propos fut repris entre autres par Henri Lefebvre et Catherine Régulier dans « Le projet rythmanalytique » de 1985. Ils résolurent le conflit entre une vision cyclique et linéaire du temps en replaçant le rythme au cœur de la vie quotidienne et en le considérant comme la somme de ces deux types de processus temporels.
Nombre d’auteurs ensuite – comme le géographe anglais David Harvey ou le sociologue espagnol Manuel Castells – ont postulé une mutation de la grandeur géographique, au cours de la période moderne, sous l’effet conjoint de la restructuration de l’économie mondiale et du développement des réseaux de communication. David Harvey a montré le changement radical de notre expérience du temps et du milieu urbain : « phylogénétiquement comme ontologiquement, l’expérience de l’espace à une incontestable prééminence par rapport à l’expérience du temps ». L’urbanisme, selon lui, a subi une mutation considérable avec une prédominance du fait économique pour former des villes de plus en plus divisées, fragmentées et conflictuelles. Manuel Castells, quant à lui, précise le passage de « l’espace des lieux » à « l’espace des flux », ce dernier étant avant tout caractérisé par une organisation dépourvue de centre, fonctionnant en réseau au sein d’une gouvernance instable.
Dans « Modern Times, Modern Places » (1999), le critique littéraire Peter Conrad plaçait déjà l’accélération du temps comme événement fondamental de la modernité, propos repris et développé par le sociologue Hartmut Rosa dans « Accélération, une critique sociale du temps » (2010) tandis que le sociologue Zygmunt Bauman dévoilait un « Présent liquide » (2007) dont l’expérience décisive est celle de la simultanéité d’événements et de processus hétérogènes.
Harmut Rosa, sociologue de l’école de Francfort, est celui qui a théorisé le mieux la question du temps ces dernières années à partir de trois niveaux de médiation temporelle partant de la perspective des acteurs : les structures temporelles de leur vie quotidienne, la perspective temporelle sur l’ensemble de leur existence, enfin le temps de leur période. Il décrit alors les conséquences de l’accélération : « Les structures temporelles de la modernité tardive semblent se caractériser dans une large mesure par la fragmentation. C’est-à-dire par la décomposition des enchaînements d’actions et d’expériences en séquences de plus en plus brèves, avec des zones d’attention qui se réduisent constamment ».
Collapsologues et effondristes exposent les données scientifiques dont l’augmentation des températures, l’épuisement des ressources énergétiques, le doublement de la population mondiale en un siècle propres à provoquer un effondrement. Jared Diamond s’était penché sur l’effondrement de civilisations antiques et médiévales dans « Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie » (2004) en insistant sur la composante environnementale de ces événements.
Depuis 2015, deux chercheurs, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, ont remis en lumière la collapsologie dans « Comment tout peut s’effondrer » avec le désir de fonder une véritable science appliquée et transdisciplinaire de l’effondrement. Cette démarche n’est pas sans rappeler l’Université du désastre voulue par Paul Virilio. En réaction au risque d’effondrement, les survivalistes apprennent à s’alimenter par eux-mêmes ou entassent des boîtes de conserve dans des bunkers… Ce qui devait faire jubiler Paul Virilio.
Voici donc ce qui semble les deux voies des temps présents : l’accélération des rythmes conduisant à une implosion et l’effondrement du milieu provoquant une extinction. Les penseurs néomarxistes Nick Srnicek et Alex Williams ont vivement relancé la question du temps en 2013 en publiant leur manifeste « Accélération ! ». Il commence en ces termes : « En ce début de seconde décennie du XXIe siècle, la civilisation globale doit faire face à une nouvelle espèce de cataclysme. Les apocalypses à venir rendent ridicules les normes et les structures organisationnelles de la politique… ». Ils proposaient en réaction une accélération de la pensée pour finir en ces termes : « Ce vers quoi nous pousse l’accélérationnisme, c’est vers un avenir qui soit plus moderne (…). Il faut casser la coquille de l’avenir une fois encore, pour libérer nos horizons en les ouvrant vers les possibilités universelles du Dehors. » En d’autres termes, ils proposaient cette vitesse de libération dont parlait Paul dès 1995.
La pensée de Paul Virilio reste donc plus que jamais d’actualité. En me replongeant dans son œuvre – mais en étais-je vraiment sorti ? – une réflexion me vient : la distinction entre le néomarxisme et les collapsologues d’un côté et de la dromologie de l’autre pourrait naître du sens du sacré absent chez les uns et sans cesse sous-jacent chez Virilio. L’attrait surprenant des bunkers, cette illusion du rempart et fin de la vitesse, pour un jeune maître verrier peut interroger. Cette opposition masse – lumière renvoie à la question du temps sacral, aboutissant à un temps étonnamment détemporalisé par « l’immobilité fulgurante » pour reprendre les termes de Paul Virilio, dans laquelle les deux perspectives s’assemblent dans une forme de simultanéité. Il prétendait même que la vitesse était un facteur d’incarcération.
L’eschatologie était très présente chez lui partant du principe que toute rupture dans la continuité est un accident, à commencer par la guerre, et que tout accident peut être fatal. Mon intuition est que Paul Virilio croyait en une forme de transcendance sacrée et qu’il ajoutait à la pensée sur la vitesse une croyance, celle-la même qui est un angle mort de la pensée actuelle.