Entretien avec Isabelle Autissier
Navigatrice, conseillère au Conseil économique social et environnemental et présidente de WWF France
Lundi 15 janvier 2018, Quai du Gabut à La Rochelle
Le littoral n’est pas forcément dangereux mais demande de la réflexion. Un marin n’aborde pas n’importe comment une terre. Il m’est arrivé d’attendre que le jour se lève dans des lieux compliqués, sans balisages sûrs, pour ne pas m’engager près d’un rivage dont j’étais incertaine. Certains endroits sont évidemment plus simples que d’autres et les radars et les GPS facilitent la tâche. Si la navigation en mer se fait sans trop se poser de questions, l’approche d’une terre commence à en poser. Le rivage est à la fois ce que l’on recherche – le marin est en mer pour arriver quelque part – et en même temps il est un danger. Un naufrage se fait rarement en pleine mer mais souvent près d’un rivage : il y a des courants et des vents violents, des bancs de sable, toutes sortes de choses défavorables aux marins. L’approche d’un rivage reste donc un moment délicat où il faut se pencher sur les cartes et vivre la géographie. Lorsque vous arrivez à La Rochelle, vous n’aurez pas les mêmes bancs de sable du côté nord ou du côté sud de l’entrée de la baie, ni la même déviation du vent ou encore la même influence du courant qui en sort. Les îles vont vous canaliser ou vous faire obstacle… Les marins apprennent donc à lire les cartes en fonction de la géographie du vent et de la mer.
Et puis la terre possède en mer tout un imaginaire. Les marins naviguent pour aller quelque part et rêvent du moment où ils pourront voir une petite tache brune à l’horizon. Cette terre, quelle qu’elle soit, plus ou moins fantasmée, l’équipage en rêve, l’attend et le dernier jour, lorsqu’il est susceptible de l’apercevoir, tous sont un peu excités en regardant l’horizon : c’est au premier qui l’apercevra. Mais le véritable soulagement arrive en mouillant l’ancre car l’équipage et son bateau sont enfin en sécurité. Pour ma part, j’aime la traversée océanique jusqu’au bout, d’abord parce que je sais qu’il faut être vigilant jusque dans les derniers milles, et je sais que je pourrai repartir une fois arrivée.
Ailleurs dans le monde, des personnes habitent plus intensément le littoral au sens où elles ont un véritable contact avec la mer ou la côte, ce même contact qui se retrouve par exemple chez les habitants de Marennes Oléron. Il se trouve dans les sociétés de pêche artisanale, en Afrique par exemple, y compris dans des sociétés ayant peur de la mer. Au Brésil, les gens ont peur de Iemanjá, la déesse de la mer. Une fois par an, les Brésiliens font une grande fête pour calmer la déesse qui n’aime pas beaucoup les hommes. Je me souviens par exemple d’un ami qui refusait de dormir sur la plage pour cette raison. Au Groenland, au contraire, la mer est un moyen de transport. Les Inuits prennent le bateau comme vous prenez votre voiture puisque les routes y sont inexistantes. Chez ces peuples de pêcheurs, les villages sont entièrement tournés vers la mer, vivant de la pêche et de ce qu’offre l’océan.
Rappelez-vous qu’un port de pêche a existé à La Rochelle. Les pêcheurs étaient présents ici même, dans la ville en bois qui était alors un bas quartier. Mais la Charente-Maritime reste une terre d’agriculteurs et d’éleveurs pour qui marin demeure tout de même le dernier des métiers. Lorsque j’étais enseignante à l’école maritime, je voyais bien qu’on y inscrivait les élèves qui ne réussissaient pas dans l’enseignement général : aller étriper du poisson toute la journée n’était pas un boulot. Ça a changé mais globalement ce sont des métiers peu valorisés. Heureusement, ces jeunes sont très fiers de leur métier dès qu’ils le pratiquent !
L’homme construit des digues depuis longtemps avec cette idée que la nature est dangereuse et qu’il faut l’endiguer, la tenir un peu « à bout de gaffe » comme on dit dans la marine. Si vous prenez cette ville de La Rochelle, elle fut construite avec l’idée de la tenir à distance en la cantonnant au port pour y faire entrer les bateaux. Aujourd’hui, les conditions ont changé avec un niveau de la mer qui a tendance à monter. On ne trouve pas de solutions alternatives alors on fait monter les digues. Cela aura évidemment une limite car, tels que nous sommes partis, c’est au minimum 1,00 m d’élévation à la fin du siècle et certains scientifiques prédisent beaucoup plus. Mais + 1,00 m – qu’une surcote de marée peut augmenter de plusieurs dizaines de centimètres – deviendra très compliqué à contenir. Il n’y a pas que ce qui est visible, hélas, mais aussi ce qui se passe en sous-sol avec le déport des biseaux d’eau salée : l’eau de mer a tendance à s’infiltrer dans le sol pour contaminer les aquifères d’eau douce. La mer n’est pas juste un élément que l’on entoure d’une digue. Des villes comme Bordeaux s’intéressent énormément à cette question car les nappes phréatiques qui assurent leur approvisionnement risquent à terme de se saliniser.
En matière de changement climatique il ne faut pas abandonner le terrain de la limitation du réchauffement et heureusement la prise de conscience est bien là. On voit que la bataille des idées est gagnée du côté des grands États, de la société civile et des industriels. Maintenant il faut mettre en œuvre ce qu’il faut pour tenir l’objectif de + 2 °C. Aujourd’hui, les prévisions donnent plutôt + 3,5 °C à condition de faire tout ce que nous avons dit que nous ferions… Et que nous ne sommes toujours pas en train de faire. Entre 2 et 3 ou 4 °C, il peut se produire des phénomènes d’emballement qui feront monter la température encore plus haut : + 6 °C, 7 ou d’avantage. D’autre part, les stocks de gaz méthane dans le fond des océans et les terres gelées sont une véritable bombe à retardement : quelques degrés peuvent suffire à libérer ce méthane dans l’atmosphère et il deviendra un problème beaucoup plus important que le CO2. Ce ne sera alors une élévation des températures bien plus importante et la vie des êtres humains sur terre pourrait commencer à devenir vraiment difficile.
La question de l’adaptation se pose pour deux raisons. D’une part, nous ne sommes pas encore sur la trajectoire des + 2 °C. Et d’autre part, la nature a un temps de réaction avec ce qui est déjà « mis dans les tuyaux ». L’océan va continuer à se dilater sous l’effet des gaz à effet de serre déjà présent dans l’atmosphère avec les eaux chaudes de surface qui tendent à réchauffer les profondeurs. L’océan va donc se dilater un peu plus, et même en stoppant les émissions de gaz à effet de serre à partir de cette année, cette trajectoire ne s’infléchira pas immédiatement. Le niveau de la mer va donc monter inexorablement. L’adaptation doit être menée en même temps que l’atténuation et nous devons y penser dès à présent. N’oublions pas qu’une construction, quelle que soit sa nature, est faite pour 50 ans ou même un siècle. Ce qui se construit aujourd’hui sera donc géré par nos enfants en 2100. Or, il existe deux façons de s’adapter : soit vous réfléchissez maintenant avec un minimum de débat public en recherchant des consensus pour savoir quoi faire et comment le financer, soit vous attendez que cela se passe mal et, là, vous aurez des décisions arbitraires parce que ce ne sera plus le moment de discuter. C’est d’ailleurs la seconde version que nous avons pu voir à l’oeuvre au moment de la tempête Xynthia où des démolitions ont été décidées du jour au lendemain et sans débat public. Une grande partie de la sensibilisation sur les questions climatiques se fait en France lorsque les gens ont vu de leurs yeux des cyclones violents, des tsunamis et des tempêtes. À ce moment-là, comme Saint-Thomas, ils acceptent les faits. Sinon, ils ont beaucoup de mal à accepter cette réalité qui dérange leurs habitudes de vie, les oblige à penser autrement et à changer. C’est pour cela que les climatosceptiques ont eu une facilité de langage puisqu’ils nous autorisaient à conserver nos habitudes.
L’élévation du niveau de la mer n’est pas encore admise par tous mais cette sensibilité commence à se diffuser. Il y a pourtant des faits tangibles et le décryptage des scientifiques. D’un côté les hommes se sont installés près de la mer et de l’autre la mer monte. Forcément, ça clashe à un certain moment comme avec la tempête Xynthia. Ensuite, les élus se sont en partie emparés de ces questions et des travaux de défense côtière voient aujourd’hui le jour. L’élévation du niveau de la mer arrive dans le débat public et les gens en parlent. Si vous interrogez les Français sur ce qu’ils pensent des PAPI, ils répondront que c’est une bonne idée et qu’ils sont contents que leurs impôts financent des digues qui les protègent. Ils auraient répondu 15 ans plus tôt qu’il était préférable de construire des crèches et des hôpitaux. Reste le sentiment que cette protection est de l’unique responsabilité de l’État et des collectivités. Nous ne sommes pas encore arrivés au constat que si nous sommes dans cette situation, c’est bien que nous avons collectivement pris des risques en habitant au plus près du rivage. Construire un bout de digue n’est qu’un coup de baguette magique et un raisonnement enfantin qui arrange tout le monde. Nous économisons ainsi une réflexion sur la façon dont nous vivons et dont nous consommons. Mais lorsque la « diguette » sera dépassée, les habitants qui seront derrière n’auront plus le choix. Si le port doit être protégé par une digue de 4,50 m de hauteur, on commencera à réfléchir autrement, mais ce n’est malheureusement pas dans l’immédiat.
La question du climat impose un changement de société pour arriver à baisser notre empreinte environnementale et cela peut même être extrêmement générateur d’emplois et d’innovations, ne serait-ce que dans les énergies renouvelables. Le kilowatt de nucléaire fournit beaucoup moins d’emplois que le kilowatt de renouvelable. Il y a là un gisement d’emplois, d’inventivité et de recherche… Le comportement des grands investisseurs est d’ailleurs encourageant : la bourse sort petit à petit des industries fossiles et des investissements de plusieurs milliards d’Euros amorcent un véritable changement à l’échelle. Planter trois éoliennes ne change pas grand-chose. L’effondrement boursier du charbon et bientôt du pétrole et du gaz fait que l’argent est en train de « changer de poche » et cela s’accélère depuis COP 21. L’exemple qui est souvent pris est celui des États-Unis à la fin du XIXe siècle, où toutes les grandes valeurs boursières étaient liées aux chemins de fer jusqu’au jour où du pétrole fut trouvé au Texas. L’argent « a changé de poche », du train au pétrole, en quelques années. Le basculement a été rapide avec un changement de société où le rêve américain s’est alors construit autour de la voiture.
Les habitants du littoral vivent dans un endroit qu’ils considèrent comme joli mais il n’ont plus forcement la connaissance de la mer. Je ne suis pas sûre que les Rochelais se baignent dans la mer beaucoup plus que les habitants de Garges-lès-Gonesse. On a construit une société où l’être humain est quasiment extérieur à la nature. Après tout, les religions du livre disent que Dieu a créé l’homme et que la nature doit lui obéir au doigt et à l’œil. Elle n’a d’ailleurs aucune valeur en elle-même. Le poisson dans la mer n’a pas de valeur mais il en prend sur l’étalage du poissonnier car entre-temps il a été pêché. C’est tout le débat actuel pour donner un prix intrinsèque à la nature car celle-ci ne vaut rien en elle-même dans l’esprit commun. Le sauvage séduit de loin mais il reste perçu comme dangereux, imprévisible et sale. Une étude avait été faite sur ce qui gêne les vacanciers à la plage et le sable arrivait en première position parce qu’il colle au maillot de bain. Voilà, nous en sommes là.
Le WWF France observe que 50 % de la population mondiale habite en ville. Les villes sont donc en première ligne sur ces questions d’adaptation face au changement du climat mais aussi dans la préservation de la biodiversité, qui reste malheureusement un sujet trop peu mis en avant. N’oublions jamais que l’écroulement de la biodiversité reste la deuxième grosse menace pour les êtres humains. La bataille des idées est presque gagnée pour le climat mais il est loin de l’être concernant la biodiversité. Pour le climat, on a mis 20 ans environ, et compter les tonnes de carbone reste simple, de même que mettre en rapport ces quantités et la variation des températures ou du niveau des mers. Pour la biodiversité, il y a des centaines de milliers d’espèces qui sont toutes enchevêtrées les unes dans les autres. J’aime l’image du mikado où l’homme serait la dernière baguette au dessus, or, lorsque vous tirez une, située en dessous, c’est toute la pyramide qui peut s’écrouler. Dans notre vie de tous les jours, nous n’arrêtons pas d’impacter la biodiversité sans nous en rendre compte. Un téléphone portable représente 60 kg de matière qui ont été extraits de la terre avec autant d’atteinte à la biodiversité par l’exploitation des mines, la déforestation… Sauf que vous ne l’avez pas sous les yeux parce que cela se passe en Chine ou au Pakistan oriental. Vous ne voyez que votre téléphone et vous vous dites que finalement ce truc-là est très pratique : le rapport entre les deux est très compliqué.